Faut-il rendre inaudible le bruit fou de l’irresponsabilité mentale ? A propos de l’irresponsabilité pénale retenue dans l’affaire Sarah Halimi

Faut-il rendre inaudible le bruit fou de l’irresponsabilité mentale ?

A propos de l’irresponsabilité pénale retenue dans l’affaire Sarah Halimi

Cyril HAZIF-THOMAS

 

« L’action concrète de la psychanalyse est de bienfait dans un ordre dur. »

Jacques Lacan, « Prémisses à tout développement possible de la criminologie »

 

Traditionnellement le droit pénal français ne peut punir les fous. L’ancien article 64 du code Pénal, mettait donc le focus sur « l’état de démence au temps de l’action », l’idée première du législateur en 1838 vis-à-vis des « déments », de nature philanthrope, étant de « protéger ces infortunés en les internant (on les disait placés pour ne pas les confondre avec les emprisonnés) dans des établissements ad hoc »[1], dans une sorte de tri médico-judiciaire. C’était même « l’esprit tout entier de la loi » du 30 juin 1838 : « les aliénés ne peuvent être enfermés dans une prison […] Son droit a été consacré, au cours de la discussion parlementaire, par cette parole décisive du ministre de l’Intérieur : « La folie n’est pas un crime : c’est une maladie qui guérit par le traitement » […] Sur la question de principe, il ne saurait y avoir de discussion, et l’on est unanime pour reconnaître que la folie, en supprimant la liberté, supprime aussi la responsabilité »[2]. Lorsque la loi Esquirol reprend tous ces éléments pour les rassembler dans une optique de soins et de sûreté, certains y voient le décret d’application de l’article 64 du code pénal : « La loi de 1838, en ce qu’elle crée des lieux d’enfermement distincts pour les aliénés vus selon leurs accès de démence, donne un cadre cohérent d’application pour les personnes déclarées irresponsables pénalement en application de l’article 64 du code pénal. Les pénaux irresponsables cessant dès lors de relever des prisons et des bagnes, pour relever de l’internement psychiatrique »[3].

Depuis, il est admis que « la démarche de l’expertise psychiatrique pénale est diagnostique et justifie qu’elle soit réalisée par un psychiatre qui a compétence pour rédiger le certificat d’hospitalisation d’office (HO) éventuelle »[4]. Formulé ainsi, en terme de « décret d’application », est sans doute provocateur mais il reste vrai qu’à chaque modification du code pénal a « répondu » une « évolution » (ou régression, c’est au choix), de textes encadrant la pratique du soin psychiatrique (la loi de 1838 prolonge le célèbre article 64 du code pénal tandis que la loi du 27 juin 1990 précède le texte du nouveau code pénal de 1994 et le texte de loi du 15 août 2014[5] suit les lois de 2011 et de 2013 encadrant le soin psychiatrique). Le « cadre cohérent » n’empêche toutefois pas les pénalistes de craindre les fausses guérisons comme cause de récidives criminelles ou les « externements abusifs » comme fraude à la justice répressive[6].

Avec les progrès du dialogue entre psychiatrie et justice, la responsabilité pénale prend peu à peu une place centrale dans les problématiques judiciaires, les magistrats s’intéressant alors à l’intériorité morale des inculpés, d’où la reconnaissance de nuances à l’irresponsabilité. Certes le texte d’aujourd’hui, prévu à l’article 122-1 du nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994 est sans doute plus satisfaisant que l’ancien article 64 « puisqu’il définit une irresponsabilité pénale fondée sur l’existence, chez le mis en cause, « au moment des faits, d’un trouble du psychisme ou neuropsychique ayant aboli le discernement ou le contrôle des actes ». Mais la question de l’irresponsabilité mentale est toujours difficile, d’autant plus que les experts psychiatres qui déposent à la barre sont parfois d’un avis différent : « Comment décider alors à la lumière de sa seule raison, forgée sur l’oralité des débats, faire la distinction entre l’abolition qui interdit de punir et l’altération du discernement dont il faut seulement tenir compte ? Où se trouve la frontière ? » Ce sont là les interrogations récurrentes[7]. Débat d’expert dira-t-on mais débat citoyen et question juridique authentique, les juges du fonds étant souverains[8].

C’est cette architecture éthique et juridique que le débat sociétal, médiatique tout autant que politique, risque de remettre en cause avec l’affaire du meurtre horrible commis par un délinquant toxicomane sur Madame Halimi, âgée de 65 ans, et perpétré en pleine émergence d’une bouffée délirante aigue. Très vite les premiers témoins rapportèrent que l’homme consommateur régulier de cannabis depuis son adolescence avait tenu des propos incompréhensibles, d’allure confuse et persécutive, avec des références d’allure mystiques, religieuses et une psychopathologie infiltrée d’idées délirantes de sorcellerie. Comme on pouvait s’y attendre, après examen de son état mental et après que la majorité des expertises ont conclu à l’absence de libre arbitre au moment des faits, le meurtrier fut reconnu irresponsable, parce que « le crime était celui d’un fou »[9].

L’exclusion de la responsabilité pénale opérée par la réalité imprévisible du trouble mental avéré demeure incontestablement une infraction pénale mais l’élément psychiatrique fait ici obstacle à l’imputabilité de l’infraction à son auteur. Avec l’alinéa 1 de l’article 122-1 du code pénal, le législateur vise toutes les hypothèses dans lesquelles la perte des facultés mentales est totale, supprimant toute conscience morale chez l’individu[10]. C’est ce dernier critère qui fait débat ainsi que la consommation de cannabis préalable. La doctrine adopte pourtant une position assez simple : l’individu en proie à des intoxications chroniques est assimilable à une personne souffrant d’une abolition des facultés mentales là où celle sous l’emprise d’une intoxication aigue se rapproche d’avantage d’une altération de ses facultés mentales (V. Bouchard, ibid). Cette conception est-elle simpliste et le copieux antisémitisme du meurtrier pouvait-il perdurer alors que sont jugées abolies les facultés mentales ? Pour Madame Stora, selon qui si le meurtrier s’est dit possédé, il le fut sans doute par un imaginaire qu’il n’a pas inventé, « il reste une absurdité dans l’explication bancale sur « l’effet non recherché » de la prise de cannabis qui ne laisse pas d’interroger »[11]. Aussi l’arrêt de la Cour de cassation du 14 avril 2021, selon le président du Consistoire central israélite de France, parce qu’« elle a fait prévaloir une lecture de la notion d’« irresponsabilité pénale » qui dispense d’un procès l’assassin pétri d’idéologie islamiste », n’est pas à la hauteur de la justice qu’elle devait rendre, soit selon sa conception, « être le dernier rempart institutionnel contre la barbarie »[12]…Or que dit la Cour de cassation ? Dans ses motivations, elle rappelle, s’agissant de l’auteur du passage à l’acte meurtrier, que le « trouble psychotique bref a aboli son discernement, que l’augmentation toute relative de la prise de cannabis s’est faite pour apaiser son angoisse et son insomnie, prodromes probables de son délire, ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé », comme relevé par le deuxième collège d’experts[13]. Nous sommes donc bien dans le registre de l’abolition non fautive du discernement, pour lequel, ainsi que la doctrine le comprend, « un comportement, a priori fautif (consommation d’alcool ou de stupéfiants), peut tout à fait être la résultante d’un trouble mental préexistant » dont on ne saurait ignorer son lot d’aléas bien connus des psychiatres : «  Une mauvaise observance, un arrêt de traitement, une consommation excessive d’alcool ou de stupéfiants peuvent faire partie de la maladie, et non être la cause de celle-ci »[14]. De sorte que dans cette affaire, la consommation de cannabis n’avait « fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé »[15].

Une étude réalisée en PACA, portant sur 96 expertises pénales en responsabilité pour des infractions commises sous l’emprise de cannabis entre 2016 et 2018 concluait à l’absence d’impact du cannabis sur le degré de discernement. En revanche il était relevé que le sexe masculin, l’existence d’un trouble de personnalité, une immaturité affective, des antécédents psychiatriques, un suivi psychiatrique ou addictologique au moment des faits et une décompensation psychotique étaient significativement associés à une atteinte du discernement[16].

Que pouvait vraiment avancer d’autre la Cour de cassation ? Dès lors que « l’article 122-1 du code pénal ne distingue selon l’origine du trouble mental qui a fait perdre à l’auteur la conscience de ses actes, l’existence d’une faute antérieure de ce dernier est parfaitement indifférente. Ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus. Rejetant le pourvoi dont elle était saisie, la Cour de cassation a donc rendu une décision conforme aux textes, et clarifié une position qu’elle n’avait jamais expressément consacré jusqu’à alors…»[17]

Aller contre ces raisonnements juridiques serait sans doute vain mais est-ce éthique d’accepter pareille conclusion ? Ne serait-il pas en effet plus utile à la société de réprimer une telle atrocité dont le caractère antisémite ne fait aucun doute ? Ne serait-il pas plus dynamique de changer de modèle doctrinal, voire de logiciel judiciaire ? Cette fonction utilitariste de la justice est sans doute mobilisable dans des systèmes moins cartésiens mais la fonction rétributive du droit pénal français reste essentielle à préserver. De plus, dans un contexte actuel où la justice fonctionne mal pour près de deux tiers des Français[18], ne serait-ce pas ouvrir la porte à la tentation de l’instrumentalisation de la justice pénale, qui murmure à nos oreilles, apeurées par les désordres sociaux, que « le simple citoyen serait plus réceptif aux nécessités de la répression que le juge professionnel »[19]? Parallèlement à la montée en puissance de la doctrine sécuritaire et à l’attractivité du modèle américain en matière de société — les Etats-Unis étant devenus, selon Serge Portelli (ibid), une société pénitentiaire — un retour à un fort contrôle de l’indépendance de la justice par le pouvoir politique n’est pas à exclure. Cela serait oublier toutefois que l’indépendance du juge est d’abord une garantie pour le justiciable[20] et ce serait céder sur le désir de bon sens qui imprègne l’esprit français tel que l’a si bien retracé Bergson : « Il faut à la pensée française, dit-on, du net et du tout fait : elle se détourne du « devenir », et ne tient pas assez compte du caractère mouvant et changeant de l’expérience. De là à nous accuser d’un conservatisme un peu étroit, et mesquin, il n’y a qu’un pas. Par-dessus tout, attachés à la froide logique, nous ignorerions l’émotion, par laquelle l’âme reprend contact avec les forces obscures qui travaillent dans les profondeurs de la nature, de la vie, et aussi des sociétés. Bref, nous manquerions de dynamisme […] Donc nous manquerions de dynamisme. Cela se verrait dans la politique française, dans la littérature française, qui exprimerait l’essence même de l’intellectualité française. Ce jugement s’explique dans une certaine mesure. Il porte sur ce qu’il y a de plus apparent dans certaines œuvres françaises, et en particulier sur les auteurs les plus facilement traduisibles en langues étrangères […] Mais […] on ne remarque pas assez que la pensée française, dans ses diverses périodes, s’est généralement incarnée dans des auteurs qui vont par deux […] C’est ainsi que nous avons eu à côté de Descartes, Pascal ; à côté de Bossuet, Fénelon, ; à côté de Voltaire, Rousseau […] Seulement-pour ne prendre que cet exemple — la musique créatrice de pensée qui fut dans l’âme et dans la phrase de Rousseau est intraduisible, tandis que l’on peut traduire Voltaire. C’est pourquoi, aux yeux du monde, la France c’est voltaire, et non pas Rousseau […] Mais quelle est celle des grandes manifestations de l’esprit français dont on ne pourrait pas dire que ce qui fut, au dehors, lumière, était, au-dedans, chaleur ? La tolérance que la France a inscrite dans ses lois et qu’elle a enseignée aux nations, elle en a dû la révélation à une foi jeune et ardente. Les formules les plus sages, les plus mesurées, les plus raisonnables du droit et de l’égalité, c’est dans un moment d’enthousiasme qu’elles lui sont montées du cœur aux lèvres »[21].

Un autre grand Français, Lacan, nous a enseigné que « Répondre au crime, sinon du crime, est le lot de toute société humaine. Si le lien passe par la loi, le crime en est la menace, la dissolution, la rupture. Parce qu’il s’articule à un moment acéphale du sujet qui, dans cet acte, s’affranchit de tout lien à lui-même et à l’autre, le crime demeure profondément humain. »[22] La réécriture de l’article 122-1 du code pénal a comme présupposé « la suppression des concepts flous « d’abolition » ou « d’entrave du contrôle des actes sources d’interprétations divergentes et qui ne concernent pas toutes les personnes atteintes de troubles psychiques et ou neuropsychiques au moment des faits, devant bénéficier de l’irresponsabilité pénale ou d’une peine atténuée »[23]. La réforme de l’article 122-1 du code pénal peut-elle pour autant s’envisager dans l’émotion, dans la précipitation et sans un consensus large de la communauté judiciaire et psychiatrique, ainsi que sans débat citoyen ?

De même doit-on demeurer vigilant quant à l’éventualité d’une « nécessaire clarification » de la question de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques[24] : les initiatives parlementaires en ce sens sauront-elles apporter une réponse éthique à la question de la criminologie qui traverse tous ces drames humains ? Sauront-elles résister à la tentation de l’ordre dur ? « Aujourd’hui, l’ordre dur qui règne conduit en prison un grand nombre de sujets psychotiques. À l’analyste de retrouver les coordonnées conjoncturelles, qui sur fond de nécessité ont déstabilisé l’équilibre existant et provoqué l’étincelle de néant où le sujet, dans le passage à l’acte, dans l’aveuglement, s’abolit ».[25]

[1] D. C. Morin, « Hospitalisations sous contrainte (HDT, HO) : quelles libertés garantir ? », Perspectives Psy, 2008/1 Vol. 47, p. 90-95.

[2] M.B. Ball, L’aliéné devant la société, Leçon…, précité, L’Encéphale, 1881, 4, pp 625-40.

[3] A. Bitton, Intervention à la session de l’ENM, le 12 décembre 2012 sur « Psychiatrie et justice pénale », L’avis des usagers : propositions du CRPA, concernant les patients « médico-légaux ».

[4] HAS, Audition publique, expertise psychiatrique pénale, 25 et 26 janvier 2007, Ministère de la Santé et des solidarités (Paris), Rapport de la commission d’audition, audition de M. J. Pradel, p. 16.

[5] Loi n°2014-986 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, JO du 17 août 2014, p 13647.

[6] A. Prothais, La loi du 30 juin 1838, à l’aune du droit pénal, D. 1990, p 51.

[7] H. Leclerc, « Les malades mentaux doivent-ils être jugés par les médecins ? », JFP, 2001/2 no13, p. 40-42.

[8] Crim, 21 mars 2012, n°12-80.178. L’appréciation, par une chambre de l’instruction, saisie sur le fondement de l’article 706-120 du code de procédure pénale, de l’abolition, pour cause de trouble psychique ou neurologique, du discernement d’une personne mise en examen, est souveraine. Jurisprudence

[9] P. Bensussan, R. Coutanceau, JD Guelfi, JC Pascal, F. Rouillon, Dans l’affaire Sarah Halimi, le crime était celui d’un fou, ce qui ne l’empêche pas d’être antisémite, Le Monde du mardi 27 avril 2021, p. 26.

[10] V. Bouchard, Droit pénal, ed. Foucher, 2008 : 64.

[11] B. Stora, Le meurtrier s’est dit possédé, et le fut sans doute par un imaginaire qu’il n’a pas inventé, Le Monde du mardi 27 avril 2021, p. 27.

[12] J. Mergui, Lorsque la justice échoue à protéger ses citoyens juifs, c’est l’ensemble de la société qui doit s’inquiéter, Le Monde du 24 avril 2021, p. 30.

[13] Cour de cassation- Chambre criminelle, 14 avril 2021- n°20-80.135.

[14] Voir ici V. Tellier-Cayrol, La turpitude du fou, Recueil Dalloz, 2020, p. 349.

[15] J. Mucchielli, Affaire Sarah Halimi : cannabis, meurtre antisémite et irresponsabilité pénale, D. actu. 30 déc. 2019.

[16] M. Samuel, M. Benoit, N. Nabhan Abou, Expertise psychiatrique : quelle est la responsabilité pénale en cas de consommation de cannabis ? Ann. Med. Psychol., 2019, 177 : 327-34.

[17] S. Hasnaoui-Dufrenne, Affaire Sarah Halimi : peu importent les raisons de la folie, Crim. 14 avr. 2021, FS-P+I, n°20-80.135, Dalloz actualité, 28 avril 2021.

[18] B. Teinturier, Un malaise et quatre reproches, Le un, poster in La justice est-elle injuste ? Le un n°339 du 24 mars 2021.

[19] S. Portelli, Juger, Les Editions de l’Atelier, Paris, 2011 : 115.

[20] B. Mathieu, La mutation politique des juges, Le un, poster in La justice est-elle injuste ? Le un n°339 du 24 mars 2021.

[21] H. Bergson, Le bon sens ou l’esprit français, Mille et unes nuits, 2012 : 58-62.

[22] F. Biagi-Chai, Lacan criminologue, La Cause freudienne 2011/3, n° 79 : 88 à 93.

[23] J.-P. Bouchard, Irresponsabilité et responsabilité pénales : faut-il réformer l’article 122-1 du Code pénal français ? Ann. Med. Psychol., 2018, 176 : 421-4.

[24] JC Muller, D. Sénat, La loi doit clarifier la question de la responsabilité de la responsabilité pénale en cas de consommation volontaire de toxiques, Le Monde du 27 avril 2021, p. 27.

[25] F. Biagi-Chai, ibid