Billet éthique : Ehpad : réintroduire la vie afin de rester éthique, Cyril HAZIF-THOMAS

« S’il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare ».

Hannah Arendt

Cette crise sanitaire génère autant de peurs que de promesses qui dans le contexte actuel alimentent davantage l’incertitude que l’espérance. Parmi celles-ci, la récente déclaration du Président de la République selon laquelle un futur plan massif pour nos aînés, ceci dans la cadre de la loi « grand âge ». C’est ainsi que pour Dominique Libault, président du Haut Conseil du financement de la protection sociale, « La crise sanitaire montre qu’on ne peut plus attendre : une loi sur le grand âge s’impose »[1].

Comme M. Libault, nous sommes heureux des propos du chef de l’Etat.  Mais nous ne le sommes pas de la gestion calamiteuse des Ehpad qui paient le prix cher côté mortalité par infection à Covid 19, avec une souffrance majeure du côté des soignants qui voient leurs résidents tomber malades les uns après les autres, parfois autant des suites de la rupture relationnelle avec les proches que de celles de l’infection virale…

Le double confinement, lorsque ce dernier ne peut être mené dans l’esprit et la possibilité réelle du soin, provoque en sus des effets de l’immobilisation forcée chez la personne âgée (Syndrome d’immobilisation) des conséquences que la psychiatrie de la personne âgée connaît bien : syndromes de glissement, décompensation psychique, crise suicidaire, explosion des troubles du comportement après contention….

Le CCNE avait rappelé que l’approche du confinement devait rester proportionnée et on ne peut rester éthique en niant l’importance du contact humain. Les décisions qui seront prises, avait-il expliqué, dès son premier Avis rendu à la demande du Ministre de la santé  et de la solidarité: « Quelle qu’en soit la nature, doivent répondre à l’exigence fondamentale du respect de la dignité humaine, c’est-à-dire que la valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue. »[2]. Le 30 mars, il s’est prononcé spécifiquement sur la question du renforcement des mesures de protection dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et les unités de soins de longue durée (USLD), en réponse à la saisine du Ministère des Solidarités et de la Santé[3].

Les médecins coordonateurs d’Ehpad connaissant bien cette exigence éthique du respect de la dignité des personnes âgées, ils assument aujourd’hui une lourde tâche qui fait d’autant plus ressortir leur professionnalisme. Comme prescrit par l’ARS Bretagne, « Il est donc possible de demander au médecin coordonnateur d’assurer la prise en charge des patients non graves à l’EHPAD, l’orientation des cas sévères et critiques vers le système de soins et d’assurer un retour de patients malades en EHPAD en faisant le lien avec le milieu hospitalier et en particulier en recourant à l’hospitalisation à domicile (HAD). »[4]

Directeurs, médecins, soignants, psychologues, infirmières et aides-soignants…, toutes et tous sont durement éprouvés par ce qu’ils vivent dans les « maisons de long séjour » comme l’écrivait le poète Christian Bobin (1) dans lesquelles actuellement un jour compte triple…

La souffrance psychique des soignants en Ehpad rejoint aujourd’hui celle des familles pour croiser celle des résidents qui ne comprennent pas ou peu cette situation déconcertante. Lorsque le sujet baisse les bras parce que sa lutte pour la reconnaissance est devenue inutile car la reconnaissance par les autres ne lui est plus signifiée, voire ne lui est plus acquise, les soignants étant débordés, la confiance de la personne pour elle-même s’émousse, elle a le sentiment de ne plus être respectée, ne plus avoir de droits et de ne plus avoir de valeur. Bref l’estime de soi a disparu, la personne a le sentiment justifié de ne plus s’appartenir.

Dire « je suis » dans un désert relationnel finit par lasser celui qui cherche à partager sa parole, le convaincant peu à peu de l’inutilité à le faire et promouvant le tarissement de la source existentielle. La personne apprend ainsi peu à peu l’inutilité d’exister (happlessness), l’apprentissage du désespoir (hopelessness), et l’apprentissage à renoncer à demander de l’aide (helplessness) (2). Ces 3 « H » sont une des sources du suicide de la personne âgée et l’anomie, le dérèglement social, l’absence de loi ou la confusion des normes, ou encore la contradiction des règles sociales, en est une seconde (3).

Cette épreuve terrible de l’absence de rencontres, impose de plus aux proches, un deuil anticipé de leurs parents âgés. Leur vécu est celui d’une mort déjà là de leurs parents, seul horizon réel désormais promis.

Le virtuel, le recours aux outils du numérique pour pallier cette absence de présence a ses limites car le psychisme humain a besoin de vivre sa dimension charnelle, située dans un « je-tu, ici et maintenant » réel et incarnée par une présence tangible, pour rester au clair de lui-même.  Une obscurité gagne dès lors les Ehpad, bien moins protégés que les services hospitaliers, avec comme injonction paradoxale que les équipes qui y travaillent assurent des missions quasi-identiques de celles des services hospitaliers, sans en avoir les moyens en termes techniques et matériels.

Mais la tâche primaire d’un Ehpad n’est pas la même que celle d’un service de psychiatrie ou de gériatrie : là plus qu’ailleurs ce qui compte, c’est la qualité de l’accompagnement relationnel qui importe, en deçà et au-delà du soin proprement dit.

Dominique Libault note très justement que le plus horrible serait de faire un déni de réalité de cette hécatombe mais aussi de ce dévoiement du sens premier de la fonction sociale des Ehpad. Plus de 5 400 personnes âgées sont mortes du Covid-19 à ce jour dans les maisons de retraite et cela ne semble ressortir que d’une fatalité sur laquelle nous ne pourrions avoir prise, comme si le combat du sens était déjà perdu : « Il était malheureusement très prévisible que les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) allaient payer un lourd tribut puisque les personnes âgées vulnérables ont un risque de mortalité bien plus élevé face au virus que le reste de la population. Il est évident que les Ehpad ont abordé l’épidémie dans des conditions de protection insuffisantes pour les soignants, du fait de la pénurie de masques en France. Même si cela s’est amélioré depuis. Le bilan est du reste sans doute aujourd’hui sous-évalué car il faudrait additionner les personnes décédées en Ehpad et celles qui sont mortes à l’hôpital après avoir été transférées par les établissements » (Le Monde du 13 avril, ibid).

La mort psychique des personnes âgées en Ehpad est autant à craindre que la mort physique ; elle s’ajoute à l’élaboration en déroute du fantasme de mort prévalent qui y règne actuellement : tout visiteur inopiné apporterait avec lui, dès lors qu’il franchirait la porte d’entrée, la mort en elle-même. Comme si la mort n‘existait pas auparavant à l’intérieur des Ehpad, comme si on ne voulait pas se rappeler qu’on y mourrait déjà avant le Covid, et même assez fréquemment.

Qu’attend-on pour réintroduire la vie, celle des rencontres avec les proches[5], en respectant les gestes barrières, quitte à les organiser en bas des résidences, comme le propose M. Pascal Champvert, Président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées ? Qu’attend-on pour faire appel à la réserve sanitaire pour organiser le soutien psychologique et psychiatrique des soignants, des médecins et des familles de malades, éprouvés par la souffrance vécue et par leur isolement, menacés par un risque personnel de contamination pour eux-mêmes et leurs proches.

Ces crises systémiques qui traversent nos sociétés démocratiques, nos hôpitaux, nos écoles…, dont on espère la réouverture promise le 11 mai prochain, obligent  à méditer toujours plus la vision généreuse d’Hubert Reeves: « Je ne sais pas si la vie a un sens, mais nous pouvons lui en donner un», Et notamment celui que la réflexion éthique peut traduire de ce que l’humanisation de l’humanité veut dire: donner à l’empathie toute sa place dans la relation de l’être humain à ses congénères: «Observez la nature: les oiseaux nourrissent en priorité les oisillons en bonne santé parce qu’ils ont vraisemblablement des gènes plus sains. Dans une famille humaine, c’est l’inverse : les parents s’occupent aussi – si ce n’est plus- de l’enfant malade, C’est une logique contraire à celle des gènes, Spontanément, la plupart des êtres humains ont tendance à vouloir aider les personnes malades, Ainsi si nous disparaissons, ce ne serait pas une simple anecdote » (4).

  1. Libault a raison de dire qu’on ne peut plus attendre quant à l’effort que la Nation doit faire pour nos aînés : « Une loi « grand âge » s’impose du fait de la nécessité de revaloriser les rémunérations et les carrières des soignants, de la nécessité de lutter contre l’isolement social, d’inventer de nouvelles formes d’hébergement et d’établissements, de décloisonner les Ehpad, les structures d’aide à domicile et les hôpitaux. La crise sanitaire a surtout confirmé la pertinence de la reconnaissance d’un risque social à part entière – celui de la dépendance – au cœur de la solidarité nationale. Si la solidarité nationale ne s’exprime pas vis-à-vis du grand âge, je ne sais pas ce que solidarité nationale veut dire» (Le Monde du 13 Avril, ibid).

« Tout ce que l’homme pouvait garder au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie ! (…) Mais si c’était cela, gagner la partie, qu’il devait être dur de vivre seulement avec ce conseil et ce dont on se souvient, et privé de ce que l’on espère ! Cet espace ainsi sans doute qu’avait vécu Tarrou où il était conscient de ce qu’il y a de stérile dans la vie sans illusions. Il n’y a pas de vie sans espérance, … » (5)

Accompagner jusqu’au bout les malades âgés avec  le savoir-faire et le savoir-être des soignants, s’ils en ont la disponibilité et encore les forces, est humainement important.

Qu’en sera-t-il des familles qui n’auront pas pu partager les derniers instants avec un être cher qui disparait, sans un minimum de recueillement sur son corps éteint ?

Les leçons de la pandémie H1N1 ayant été clairement oubliées, qu’en sera-t-il de la mémoire sociale après cette pandémie, et si la pénurie de matériel de protection se profile dans les semaines qui viennent,  qu’en sera-t-il  de la solidarité entre les hommes ?  De cette inter-connaissance ?

Ne cessons pas de penser le contact humain et gardons en mémoire son apport précieux en termes de défense du moi pour les personnes âgées, qui pour être confinées en Ehpad, ne doivent pas pour autant sortir de notre commune humanité : les Ehpad doivent  plus que jamais rester au cœur de notre attention.

Références

  • Bobin, La présence pure et autres textes, Gallimard, 2008
  • Seligman, Helplessness: On Depression, Development, and Death. W.H. Freeman, 1975: San Francisco.
  • Durkheim [1893]. De la division du travail social. PUF. Paris.
  • Reeves, Le Monde des religions, 2020, n°100 : 27-9.
  • Albert Camus [1942] 1978 La peste. Récit et Roman. Editions Sauret. Monte-Carlo : 317 -318.

[1] Le Monde du 13 avril 2020, Propos recueillis par Béatrice Jérôme

[2]  COVID-19 CONTRIBUTION DU COMITÉ CONSULTATIF NATIONAL D’ÉTHIQUE : Enjeux éthiques face à une pandémie, Avis du 13 mars 2020, https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/reponse_ccne_-_covid-19_def.pdf

[3] CCNE – Réponse à la saisine du ministère des solidarités et de la santé sur le renforcement des mesures de protection dans les EHPAD et les USLD, 30 mars 2020, https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/ccne-_reponse_a_la_saisine_du_26.03.20_renforcement_des_mesures_de_protection_en_ehpad_et_usld_0.pdf

[4] Employeurs et directeurs d’établissements ou services accueillant des personnes âgées et handicapées Informations sur la conduite à tenir envers les professionnels et publics (familles et personnes accueillies) en phase épidémique de coronavirus COVID-19, Fiche du 20 mars 2020 de l’ARS Bretagne,  https://www.bretagne.ars.sante.fr/system/files/2020-03/Informations%20sur%20la%20conduite%20%C3%A0%20tenir%20envers%20les%20professionnels%20et%20publics%20%20en%20phase%20%C3%A9pid%C3%A9mique%20-%20stade%203.pdf

[5] P. Champvert, « Les Ehpad réclament des rencontres entre les résidents et les familles », Le Télégramme du 13 avril 2020 .