Billet éthique : Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : seconde conversation

Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : seconde conversation

Didier FOUREL (médecin réanimateur)
Alexis CHARCOSSEY (professeur de philosophie)

Juin 2020

Didier FOUREL : Notre première conversation faisait référence à la notion floue de priorisation et affirmait la place centrale de l’éthique dans les délibérations conduites depuis le début de la crise actuelle [1]. Réfléchir dans un va-et-vient entre des principes qui orientent et des réalités qui contraignent impose qu’une collégialité intervienne pour légitimer les choix. Si cela semble effectif dans le cercle des experts qui promulguent les recommandations, les praticiens se disent au contraire isolés et esseulés au moment de prendre les décisions les plus graves. La responsabilité qui s’engage est alors bien lourde au regard de tensions morales difficiles à résoudre car, on le dit exceptionnel, ce temps de la pandémie est celui d’une souffrance dont les causes et les conséquences sont autant visibles qu’invisibles, avec leurs lots, souvent inavoués, d’incompréhensions et de dilemmes.

Nous en étions restés à une vision utilitariste du soin qui ouvrait la porte à une inversion de la relation de pouvoir entre médical et économique et ce changement, moralement acceptable si on considère que ce sont « les moyens qui dictent les besoins », devrait cependant interroger d’un point de vue éthique. C’est aussi la position de Hervé Gattegno qui identifie trois catégories d’enjeux: sanitaire, économique et politique [2]. Je propose, si tu es d’accord, que l’on poursuive la discussion à partir de là, en progressant à petits pas de manière à bien délimiter les tensions en présence, et en illustrant à chaque fois que possible à l’aide d’exemples issus de nos connaissances de l’humain, qu’elles soient pratiques ou non.

Je voudrais avant cela faire une minime mais stratégique mise au point lexicale. As-tu observé que les mots prioriser et priorisation, dont l’usage se répand dans les langages écrit et parlé, ne sont pas retrouvés dans les dictionnaires de langue française, y compris historique [3]. Probablement rattachés aux termes anglo-saxons to prioritize et prioritization [4], cette traduction abusive constitue en fait un barbarisme linguistique, c’est à dire « une expression vicieuse » en référence à son origine latine barbarismus, ou encore un « parler, se conduire comme un barbare » en référence à son origine grecque barbarizein. Le verbe serait mieux traduit par l’action « donner un ordre de priorité » et le nom commun qualifierait alors cette action d’ordonner. Dans les événements récents, on mesure le double sens du mot « ordre », soit l’idée des catégories de valeurs (exemple des tranches d’âges) dont la finalité est de classer, soit l’idée que quelque chose nous est imposé. Dans les deux cas, l’ordre est donné mais cette logique du don peut s’inscrire dans deux morales différentes. La première, nous l’avons vu, est conséquentialiste, il y a une distribution juste de moyens ou de faveurs qui répond à une recherche d’équité. Quand il s’agit des moyens de survivre, leur juste distribution peut conduire à sacrifier des vies, on légitime les choix par la maximisation du plus grand nombre de jours de vie future d’une population donnée à un moment donné. Ce sacrifice s’oppose au don de soi qui définit une chose qui s’impose à nous, un sentiment du devoir que les soldats connaissent bien [5], c’est ancré dans un code ou une déontologie. On peut aborder la question des valeurs de la vie et de l’utilité à partir d’un enjeu qui serait le « mourir pour ».

Alexis Charcossey : Non je ne savais pas et cela m’a amené à regarder l’étymologie latin Prior [6] et figure-toi que ce terme est politique ! Le primus, le premier des deux. Prioriser signifie mettre en avant. En interprétant davantage, on se rend compte que le critère d’une telle priorité repose sur un socle politique et sociétal. C’est à dire que nous nous retrouvons avec des jugements de valeurs présupposés et de fait non interrogés ! Le fait que tu évoques le terme barbare renvoie aussi à cette idée de différencier pour affirmer, le barbare est celui qui parle mal, qui balbutie le grec. On exclue donc une personne pour garantir l’unité des autres. C’est le fameux phénomène de bouc émissaire ! On sacrifie quelque chose pour en sauver une autre. La notion de sacrifice en éthique est légitimé dans une morale utilitariste (en témoigne l’expérience du tramway [7]) tandis que le sacrifice d’une personne est plus problématique dans le cadre d’une déontologie, c’est d’ailleurs pour cela que la question de la priorisation se pose. Ensuite, je pense que le terme qui me semble le plus adéquat est celui de classification. Aristote fut le premier philosophe à classer le vivant. Ce n’est pas un geste anodin, car classer cela veut dire aussi hiérarchiser. Et en hiérarchisant, nous donnons un ordre politique en différenciant les éléments du réel (les catégories) et en attribuant un système de valeur (un jugement portant sur ce qui vaut mieux que l’autre, l’utilité par exemple est un de ces jugements de valeur). Tu évoques ensuite la justice distributive sauf que je ne crois pas que la question du don y soit présente. Un don est un échange spécifique qui présuppose un non retour. Mauss a bien montré qu’il n’existe pas de don en ce sens dans les différentes cultures. Mais si nous essayons de pousser un peu plus en profondeur le problème actuel, pouvons-nous dire que les soignants font un don ?

D.F.: Pas avant d’avoir rappelé ce que disait l’Abbé Pierre sur la quête du bonheur: « On n’est jamais aussi heureux que dans le bonheur qu’on donne. Donner, c’est recevoir ». On en trouve une illustration récente éclairée par le philosophe Denis Marquet [8].

A.C.: A priori cela semble bon. Qui irait contester que le don de soi est une mauvaise chose ? Et pourtant, à y regarder de plus près, faire le don de soi, sans retour, c’est se sacrifier ! L’échange salarial est un socle de notre société, je vends ma force de travail en échange d’un salaire. Or le sacrifice n’est pas compris dans le contrat, enfin pas aussi explicitement justement. C’est peut être à ce niveau-là que se glisse une tendance pernicieuse. La situation actuelle est un véritable voile de Maya politique. Alors attention, de fait, les soignants ne travaillent pas intentionnellement uniquement en vue d’un salaire ! Mais d’un point de vue économique c’est ce qui se passe. Sauf que la crise légitime le fait qu’ils aient à se sacrifier comme si cela était un devoir transcendant au nom du soin (qui pour le coup a une valeur universelle), l’Etat leur demande alors de se donner tout entier sans retour. Regardons ce qui est pour moi un symptôme des plus cyniques ! Que propose-t-on aux soignants ? Une médaille. Une reconnaissance symbolique. Que demandent les soignants ? Exercer leur travail dans de meilleures conditions. D’un côté nous avons une logique cynique du don de soi tandis que de l’autre nous retrouvons une justice distributive dans le cadre objectivant de l’échange. Pour résumer, il semble moralement et économiquement inacceptable de demander leur sacrifice !

  1. F. : On demande aussi beaucoup à d’autres catégories professionnelles. Prenons la situation actuelle du déconfinement et des nouvelles règles qui s’imposent. Certaines règles concernent l’accueil du jeune enfant [9] et la réouverture des écoles [10]. Comme depuis le début de la crise, il y a des priorités et certains enfants trouveront plus facilement le chemin des crèches et des écoles. Une catégorie de bénéficiaires est définie par « les professionnels indispensables à la gestion de l’épidémie [ou de la crise sanitaire] », une autre catégorie est définie par les « personnes indispensables […] à la continuité de la vie de la Nation ». Ces choix répondent au principe d’utilité pour lutter contre la pandémie et pour sauvegarder des intérêts du pays. Cependant, ce qui est vital pour l’ensemble ne satisfait pas nécessairement toutes les parties car des inégalités naissent de ces choix, avec des conséquences négatives pour les plus bas niveaux sociaux ou ceux qui exercent un emploi jugé non essentiel au regard de l’intérêt général. Certains réclament déjà d’instaurer un mécanisme de reconnaissance pour les plus méritants. Si je me reporte au voile de Maya que tu citais plus haut, comment alors rendre visible et acceptable ce qui se cache sous l’expression assez large de « indispensable à la vie de la Nation [9] » et qui serait presque une manière de distinguer l’utile de l’inutile ?

A.C : C’est à partir de là que se dégage concrètement et assez clairement la valeur en deçà de ces décisions : c’est à dire le travail. Toute étude éthique sérieuse devrait à mon sens ré-interroger à nouveau frais le concept de travail. Pour Hannah Arendt, la moitié du 20ème siècle a été le théâtre de la transformation de notre société en une société de travailleurs [11]. On entend à tort et à travers cette expression « la valeur travail ». J’ai pour ma part du mal à y voir une valeur puisque le travail est une nécessité et ne découle pas de la liberté humaine. Pourtant de nos jours, n’avons-nous pas encore plus de mal à dire ce que nous faisons comme activité ? Ce que je veux dire par là c’est que nous sommes englués dans cette sphère du travail qui déborde dans notre vie privée à notre insu, tout est confus ! Le symptôme le plus clair est le fait que nous avons du mal à exprimer quelle finalité nous poursuivons réellement lorsque nous allons au travail (est-ce pour « gagner notre vie » ? Aider l’autre ? En sauver ? Transmettre un savoir ? Accomplir une fonction de l’Etat ?). La crise du sens dans les différents secteurs d’activité en est la manifestation la plus éminente et le besoin de reconnaissance n’est pas un désir unilatéral car il permet aussi à travers cette médiation de l’autre de savoir ce que nous faisons…. « indispensable à la vie de Nation », « nous sommes en guerre », tout cela permet de rendre légitime des sacrifices qui ne sont pas nécessaires (au sens où nous aurions pu les éviter). Il faut, et ce n’est pas une innovation dans la réflexion que de dire ça, un retour du politique comme activité humaine partagée et non plus spécifique à un petit groupe de personnes et d’intérêts. Je suis assez inquiet de voir revenir des termes aussi guerriers dans le lexique de certains discours politiques.

D.F. La vision guerrière que l’on associe volontiers à une mobilisation sans précédent est aussi pour les soignants une question d’identité. Une responsable paramédicale clamait récemment: « On n’est pas des soldats, je ne fais pas la guerre », et pourtant, dit une journaliste, l’événement est un « combat mené à armes inégales » [12]. L’idée de combattre est toujours présente dans le soin, on dit facilement combattre une maladie, promouvoir la lutte contre le cancer, s’attaquer aux  conséquences de l’alcoolisme, lutter contre la maltraitance institutionnelle… Le politique qui invite les professionnels de santé à partir en guerre contre la pandémie rappelle surtout une exigence de compétences et de motivation dans le principe de mobilisation collective (qui mieux qu’un professionnel pour lutter contre le virus?) mais là je pense qu’il y a une nuance, l’envergure de cette mobilisation nous confronte à l’histoire des pandémies et des catastrophes qui se caractérise aussi par l’entière disponibilité des peuples à cette lutte. Si vaincre la pandémie représente un enjeu essentiel pour l’humanité, il dépend pour beaucoup d’un engagement fort du citoyen à tenir dans la durée un « quoi qu’il en coûte » qui pèse sur les libertés individuelles. Un autre enjeu existe que « Rome n’a pu parer face aux Barbares quand plus aucun de ses citoyens n’acceptait de se sacrifier pour elle » [13]. C’est reconnaitre qu’une éthique de conviction est à l’œuvre dans l’hospitalité que la crise révèle, un concept qui ne se décline pas seulement en hospitalier mais dans toutes les actions de solidarité que concrétisent les citoyens. Elle opère de manière symbolique une forme de glissement entre corps soignant et corps guerrier, avec la conscience intime du bon sens de l’action menée, même si les armes diffèrent. Pour le soignant qui identifie son action au soigner et non au combattre, la finalité est certes le prendre soin. Mais en réalité soigner n’est-il pas aussi combattre? La conscience d’un engagement suprême est présente dans les deux cas, je pense que là se trouve une idée partagée de la mort. Est-ce en cela que tu imagines plus haut une moralité transcendante?

A.C : Le recours au lexique de la guerre a pour vocation d’amener à une mobilisation nationale c’est à dire réunir tout le monde face à un ennemi commun. C’est un vieux rêve d’unité du peuple et nous connaissons tous les conséquences de cela : renforcement identitaire, pensée unique, mesures juridiques liberticides… Je crois qu’il faut différencier le combat de la guerre. Clausewitz disait de la guerre qu’elle est « un acte de violence par lequel nous forçons l’ennemi à agir selon notre volonté » (De la guerre, 1, 2) or un virus est un être dépourvu de volonté (et de conscience, de raison, de finalité…), comment alors le plier à notre volonté? La guerre est un conflit entre Etats. Le point commun finalement est que l’état de guerre dispose et dispose de la population d’une certaine manière. La présence de l’ennemi sur le territoire légitime une certaine crise et des décisions politiques contextuelles. Je ne suis pas sûr qu’un tel lexique soit le plus approprié et soit adapté à ce que l’on vit. Il y a quand même conjointement à l’idée de guerre l’idée de sacrifice. Or le soignant se voue au soin certes mais il ne se sacrifie pas et en aucun cas il n’a à être sacrifié, sinon comment pourrait-il encore soigner ? C’est absurde. En revanche ne pas être en guerre, ne signifie pas ne pas combattre. La médecine est un combat contre l’évolution de l’organisme, l’être humain intervient sur la vie pour la conformer à une norme. Que l’homme soit à l’origine en bonne santé ou au contraire porte les germes des maladies à venir offre deux conceptions de la médecine telle qu’elle est conçue par  Canguilhem : « ces deux conceptions ont pourtant un point commun : dans la maladie, ou mieux dans l’expérience de l’être malade, elles voient une situation polémique, soit une lutte de l’organisme et d’un être étranger, soit une lutte intérieure de forces affrontées » [15]. On retrouve ici l’idée du Polemos, de la lutte et au final du combat ! Il n’y a pas lieu là de parler de guerre. Ce terme a pour effet fallacieux d’anthropomorphiser le virus et par conséquent de faire penser que l’on serait capable de l’adapter à notre volonté et donc qu’il dépend de la volonté de tout un chacun ! Le combat est autre chose que la guerre, dans la guerre il y a du combat mais dans le combat il n’y a pas toujours de guerre. On ne combat pas toujours un ennemi ! Il est sans doute vrai que l’attitude de tout un chacun peut aider à lutter contre le virus et à nous sauvegarder de ce danger. Mais la responsabilité de l’issue de cette lutte ne dépend pas entièrement de nous. Elle dépend de la « nature », de l’évolution du virus, de nos résistances immunitaires. Le combat est la norme de la vie. L’organisme est toujours en combat face à l’environnement. Il y a derrière tout cela une harmonie qui bien entendu comprend l’être humain jusqu’à ses aspirations les plus personnelles… y compris le soin. Il nous faut sans doute enlever cette vision maline du combat, chose difficile pour la guerre. Je crois que dans ce cas de figure, il s’agit moins d’une morale que d’une pensée du vivant. Par conséquent nous passons là de la transcendance à l’immanence.

[1] Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : première conversation. www.espace-ethique-bretagne.fr

[2] Hervé Guattegno. Une défiance, trois défis. Le Journal du Dimanche du 10 mai 2020. Page 3.

[3] Dictionnaire historique de la langue française. Sous la direction d’Alain Rey. Edition Robert 2010.

[4] Harrap’s Shorter. Dictionnaire anglais-français/français-anglais. Edition Harrap.

[5] Le sacrifice du soldat. CNRS Editions/ECPA. 2009.

[6] https://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=prior. Consulté le 15/05/2020

[7] Ruwen Ogien, L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, « le tramway qui tue », Grasset, 2011

[8] Donner c’est recevoir. La mécanique du don. Jean-Edouard Grésy et Salvatore Porcaro. Editions Glénat. Collection Les Nouvelles Routes du Soi. Grenoble, 2020.

[9] Guide ministériel COVID-19. Modes d’accueil du jeune enfant. 6 mai 2020.

[10] Circulaire du 4 mai 2020. Réouverture des écoles et des établissements scolaires.

[11] Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, 1961, Agora (2002)

[12] Le grand malaise des infirmiers. Par Emmanuelle Souffi. Le Journal Du Dimanche du 17 mai 2020.

[13] Le corps guerrier. Inflexions – Civils et militaires: pouvoir dire. N°12. Editions La Documentation Française. 2009.

[14] Nous renvoyons ici à l’article « Guerre et paix » du Dictionnaire d’éthique et de morale, dirigé par Monique Canto-Sperber.

[15] G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Puf, 1966, p. 15.