Billet éthique : Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : troisième conversation

Le médecin, le philosophe et le COVID-19 : troisième conversation

Didier FOUREL (médecin réanimateur)

Alexis CHARCOSSEY (professeur de philosophie)

Juillet 2020

Didier Fourel: Je fais suite à la seconde conversation où tu évoquais la réalité du combat[1] que mène l’humanité confrontée à la question de la normalité du vivant [1]. Je propose d’aborder une difficulté pratique liée à cette confrontation dans le contexte de la pandémie.

Je commencerai en rapportant l’histoire vécue par un patient, sans rompre de confidentialité tant elle fut médiatisée à l’époque où elle se déroulait, c’est à dire au pic d’activité clinique des services d’urgences. A ce moment-là, un nombre important de malades se présentaient à l’accueil de certains hôpitaux, beaucoup dans un état grave ou qui allait en quelques heures s’aggraver. Ce fut le cas pour ce patient qui consultait aux urgences avec un état grippal et des difficultés respiratoires, signes cliniques qui évoquent en la circonstance une infection à coronavirus. Assez vite et comme bien d’autres personnes au même moment, son état recourait une ventilation artificielle mais à cette époque, la disponibilité en lits de réanimation était tendue localement. Alors cette hospitalisation espérée ne fut possible qu’à l’issue d’un inédit transfert par train médicalisé à Brest, toute la Bretagne l’a vu à la télévision, une destination lointaine rejointe sans qu’il le sache, seulement accompagné de soignants, et découverte quinze jours plus tard quand, au réveil d’une sédation prolongée, on lui annonça la vérité sur ce combat, notre combat, son combat.

Qu’y a-t-il d’important dans cette vérité sinon un désir de réifier une personne sauvée parmi le plus grand nombre. On lui a rapporté qu’il s’était « battu », qu’il s’était accroché à « chaque souffle de vie ». Il ajoutera en guise de commentaire : « Ah voir Brest et revivre…! » [2]. Cette expression en rappelle des plus anciennes comme Voir Naples et mourir qui servent à exprimer un souhait ultime[2]. Sauf qu’ici, le désir est moins de mourir que de vivre. Peu importe ce qu’il adviendra, le devoir moral est dans le travail des femmes et des hommes qui agissent solidaires et par nature affairés aux soins et au petit soin de la personne, cherchant comme ailleurs à se surpasser, être plus fort que le virus[3], à répondre à la demande qui leur est faite par le patient de revivre car survivre ne suffit pas. Cette histoire de pandémie exige de la personne et de la communauté, elle abuse de leurs force et fragilité.

Alexis Charcossey : Cette mise en lumière du combat de l’individu face au danger n’est pas nouvelle mais elle n’est pas si ancienne non plus ! Mais c’est vrai que l’on peut voir là un problème dans la mesure où nous sommes pris entre deux pôles : la société (l’institution médicale) et l’individu (le patient). Tout deux ont leur mérite, puisque d’un côté nous avons le dévouement et la technique du corps médical et de l’autre la force de la volonté du corps individuel. De plus, une autre dimension s’ajoute à cela : la lutte contre la nature qui repose sur une vision métaphysique occidentale de l’opposition entre cette dernière et la culture.

Pour synthétiser : l’être humain nie son animalité en s’y opposant et en triomphant d’elle. Ce qui le pose de fait dans une position de domination face à la nature puisque en la soumettant, il la contrôle ! La pandémie est le symptôme de cette perte de contrôle et de la présence d’une vulnérabilité mondiale face à un événement (notons que l’essence de l’événement est qu’il est toujours inattendu donc imprévisible) naturel.  Aussi, nous pouvons voir là la réactualisation du désir de domination de l’être humain sur l’imprévisibilité de la nature.

Tu parles aussi de la fragilité ; je propose la distinction suivante : un objet est fragile car il peut se briser, l’être humain est vulnérable car il peut être blessé. Et tu as raison, je crois de dire que l’individu est réifié à partir du moment où il est dit qu’il est fragile !

  1. F.: Que sait-on (ou fait-on) en réalité de cette fragilité? Pendant la pandémie, la fragilité est surtout un critère opérationnel de priorisation, utilisé entre autres dans les services d’urgences et les EHPAD, un outil avec lequel on mesure un score clinique: quand le score augmente, la priorité d’accès à certains soins baisse. Le raisonnement consiste à dire par exemple que « les personnes âgées, qui ont des organismes fragiles, risquent de ne pas supporter » l’épidémie, hypothèse qui nous prive d’une logique dite de temps normal où attention et moyens sont au profit des plus faibles, par rapport à d’autres catégories de personnes [3]. On peut dire de ce point de vue que la fragilité est une étiquette qui attribut un statut particulier, mais ce faisant, elle génère aussi un risque de voir apparaître en face un comportement désintéressé. Ce serait tragique de ne s’intéresser qu’au plan biologique de la personne humaine, car elle existe aussi dans un « plan relationnel de son être avec autrui » et dans un « plan symbolique » qui comprend une « reprise de sa vie dans un récit » [5]. Cette déduction concorde très précisément au témoignage rapporté plus haut.

A.C : Cela fait partie des conséquences, l’objectivation induite par les sciences (ici la biologie) du corps devenu organisme. Le comportement désintéressé que tu pointes ici serait celui d’une médecine qui traite une pathologie et non une personne. En ce sens, la peur d’un Frankenstein pratiquant des expériences avec pour seul finalité l’accroissement d’un savoir est bel et bien présente. Accroître le savoir est une chose, soigner en est une autre. Heureusement les deux ne sont pas toujours séparés. Sauf que le soignant ne répare pas qu’un organisme, il soigne une personne. Or on sait que le processus subjectif de la personne et l’intersubjectivité entre les personnes agissent de manière effective sur la santé (référence nécessaire). Mais pour le cas de la pandémie actuelle je ne suis pas certain que cela soit cette réification scientifique qui est la plus conséquente. Je pense qu’elle est présente mais qu’elle est surtout dominée par un autre pouvoir. Je pense ici bien sûr à la réification économique. En tout cas d’une certaine économie des corps.

D.F : Il est vrai qu’en médecine de catastrophe, engluée dans un temps de l’urgence, l’attention se focalise sur le biologique et sur le technique, mais cette nécessaire orientation ne doit pas occulter le principe de respecter la dignité de la personne fragile, ce qui revient aussi à faire preuve de sollicitude envers les plus vulnérables. Il se dégage alors une question de responsabilité à la fois individuelle pour le soignant – la fragilité est ce que perçoit « un médecin devant la mort… rêvant d’un hôpital plus humain » – et collective car « la dimension humaine d’une société se mesure à la manière dont elle traite la fragilité de ses membres » [4 page 16]. Dans quel sens le soignant peut-il cheminer quand il prend conscience de cette tragédie du vivre-ensemble dans une société qui est à inventer? Je pense que ce que nous proposons aujourd’hui n’est pas obligatoirement ce qu’il faudra retenir demain, au moins quand on se rapporte à notre responsabilité vis-à-vis des plus fragiles. Mais pour mieux comprendre ce qui est en jeu, j’ai envie de citer ici le passage d’un texte de Paul Ricoeur en 2003 [6]:

« Voyez, quand un enfant naît: du seul fait qu’il est là, il oblige. Nous sommes rendus responsables par le fragile. Or, que veut dire: rendus responsables? Ceci: quand le fragile n’est pas quelque chose mais quelqu’un, comme ce sera le cas dans toutes les situations considérées – individus, groupes, communautés, humanité même – ce quelqu’un nous apparaît comme confié à nos soins, remis à notre charge. Nous en sommes chargés. Mais attention: l’image de la charge, du fardeau qu’on prend sur soi, ne doit pas rendre inattentif à l’autre composante sur laquelle l’expression « confié à nos soins » met l’accent. Le fragile qui est quelqu’un compte sur nous; il attend notre secours et nos soins; il a confiance que nous le ferons. Ce lien de confiance est fondamental. Il est important que nous le rencontrions avant le soupçon, comme étant intimement lié à la requête, à l’injonction, à l’impératif. Il en résulte que dans le sentiment de responsabilité nous sentons que nous sommes rendus responsables de…. par… . ».

En faisant de la fragilité un quelque chose, c’est le cas avec une théorie utilitariste, on supprime tout simplement le quelqu’un qui nous est confié, et du même coup, je ne pense pas que la relation soignant-soigné soit sollicitude. Est-elle d’ailleurs toujours morale si le comportement soignant est décidé par directives pré-établies? Le soignant n’est-il pas l’effecteur (ou l’exécuteur?) d’un scénario écrit à l’avance? Cela fait peur évidemment, y compris pour l’usager du système de santé. De nombreux témoignages de personnes fragiles rapportent une peur d’être infectées par le virus, elles ont conscience de la possibilité de ne pas avoir accès à certains soins. Ce serait presque une chance pour les plus âgés de pouvoir bénéficier d’une ventilation artificielle. Le patient dont je rapporte le témoignage tenait aussi ce propos : « Quelle chance ai-je eu aussi d’avoir été envoyé vers vous » [2]. Comme si la décision relevait au choix d’une position statutaire ou d’une grâce divine. Mais cette dernière ne peut être retenue ici comme l’écrit Bernard Ugeux [4 page 185]: « Autant quelqu’un qui a traversé positivement une épreuve peut témoigner que celle-ci a été une grâce pour lui, s’exprimant après cet événement et à la première personne, autant il est insupportable de déclarer d’emblée et pour un autre que, par exemple, telle maladie est une grâce que Dieu lui enverrait ».

A.C : Il y a un symptôme religieux lorsque l’on évoque la grâce. Peut-être que fondamentalement, nous allons faire une analogie avec la grâce divine car nous n’avons qu’une vision opaque des décisions prises de soigner tels ou tels individus. Ajoutons à cela que la pandémie affecte majoritairement les personnes les plus âgées : nous avons en tête la situation catastrophique des EHPAD. Sauf que je crois voir là une conséquence de l’urgence de la situation qui amène de fait prioritairement cette catégorie de la population dans l’espace médical. Tu parles au début d’une suppression d’un quelqu’un sauf que c’est pas tant quelqu’un que l’on souhaite supprimer mais plutôt un « cas ». Il y a dans les discours tenus par les médias et les politiques une ambiguïté problématique entre le virus qu’il faut éradiquer (donc des cas de Covid-19, des clusters…) et les personnes malades.

D.F : Nous sommes obligés de reconnaître que beaucoup n’ont pu obtenir pendant la pandémie cette attention tant attendue et exigée. Certains vont même plus loin en critiquant des décisions et attitudes qu’ils assimilent à un possible « abandon des malades » tout à fait indigne de la personne humaine [7]. Ce négativisme s’inspire à n’en pas douter des mesures les plus fortes de restriction des libertés individuelles, en particulier celles qui concernent l’accompagnement de fin de vie: restriction des visites des proches, interdit du toucher, suppression des rites funéraires, gestion comptable des morts, traitement des corps des défunts… Notre société a t-elle un problème avec la finitude qu’elle ne puisse surmonter dans les situations d’urgence sanitaire majeure? Ne s’intéresse t-on réellement qu’à l’évolution du vivant vers la guérison que garantirait un soin jusque-là tout puissant mais qui, dans certains domaines, est pris au dépourvu?

A.C : Il est vrai que les décisions drastiques prises dans les EHPAD ont eu une conséquence très dommageable sur la dimension humaine. Ce qui a été en jeu ici, c’est la dimension du soin porté aux morts qui n’étaient plus que des cadavres infectés qu’il fallait pour le coup réellement au moins mettre à l’écart voir supprimer. Paradoxalement, cela relève d’une technicisation tragique du soin, car là où apparaît l’humanité au sens ethnologique c’est justement dans le soin porté aux morts. Or ce qui résiste à la réification d’un corps c’est la dimension subjective (disons la conscience rendue présente par le langage). Une personne décédée ne parle plus par elle-même sauf que ce sont les autres (l’intersubjectivité) qui vont prolonger symboliquement la vie du mort… Rompre avec cela au nom de la technique c’est rompre avec l’humanité d’une relation non utilitariste.

[1] Le médecin, le philosophe et le COVID-19: seconde conversation. Juin 2020. www.espace-ethique-bretagne.fr

[2] Témoignage écrit daté du 18 mai 2020

[3] Dans « Indirectement, l’épidémie contamine tout : les jours sans répit d’un urgentiste parisien ». Par Raphaëlle Rérolle. Publié dans le journal Le Monde le 4 avril 2020.

[4] Marie Balmary, Lytta Basset, Xavier Emmanuelli, Jean Vanier… La fragilité. Faiblesse ou richesse? Editions Albin Michel. Paris 2013.

[5] Jacqueline Lagrée. Le médecin, le malade et le philosophe. Editions des Presses universitaires de Rennes. Rennes 2017. Pages 33-34.

[6] Paul Ricoeur. Responsabilité et fragilité. In: Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique. N°76-77, 2003. Pp. 127-141

[7] Champs libres débats. Père Emmanuel-Marie et Pascal Bruckner: ce virus a révélé la fragilité de notre société. Propos recueillis par Eugénie Bastié et publiés dans le journal Le Figaro du dimanche 21 juin 2020.