Billet éthique : Menace de mort depuis l’extérieur de l’Ehpad, co-présence et covidose : quand la co-vie « dose » l’approche de l’autre, comment oser à nouveau la vie ?

Menace de mort depuis l’extérieur de l’Ehpad, co-présence et covidose : quand la co-vie « dose » l’approche de l’autre, comment oser à nouveau la vie ?

Cyril Hazif-Thomas

Directeur de l’EREB

Ou pour le dire plus simplement : combien de temps les familles auront-elles du attendre avant que le feu passe au vert, et qu’il soit enfin possible de retrouver leur parent âgé, sans être de plus surveillé par un membre du personnel de l’établissement ?

C’est l’histoire d’une question non entendue par nos tutelles de santé, que l’on aura à interroger lors de l’évaluation de la gestion de la crise sanitaire dans l’après-Covid : quand « la co-vie » dose-t-elle enfin la bonne distance entre familles et résidents d’Ehpad ?

A l’heure du « malaise post-Covid » que vient creuser l’irruption de la grande surveillance épidémiologique, peur de la deuxième vague oblige, nous en sommes encore à nous interroger sur ce monde qui s’apprête à passer de la reconnaissance affective à la reconnaissance faciale.

Alors que nombre de soignants d’Ehpad se sont « sentis vidés » par les résidents, ceux-là même qui perdirent la vie[1] ou furent exposés au risque d’une mort probable, alors que leur lutte contre un ennemi plus intérieur, la dépression, a consommé beaucoup de leur énergie, une question fut confisquée : que faire des familles et de leur vitalité pour lutter contre la covidose ?

Ce fut l’histoire d’une rencontre ratée entre un pays, celui des droits de l’homme, et ses Anciens aux prises avec les barrières les plus efficaces qui puissent exister entre eux et leurs proches : les barrières règlementaires, les entraves administratives, métaphores de l’oubli de la « mémoire des lieux familiers et des gens aimés ».

« Un jour quelqu’un a calculé qu’au total, l’Américain moyen passait six mois de sa vie à attendre que le feu passe au vert »[2]. Et pendant l’interminable attente au feu rouge, cette fois celui règlementant l’entrée dans l’établissement, un long temps d’internalisation de l’étendue de la sévérité de l’épidémie.

Souhaitons que les acteurs de santé, les personnels administratifs, les maires, les ARS, les politiques… ne gaspillent pas cette crise terrible, qui a désorienté tant de « vieilles belles personnes », et décimé tant d’hommes âgés « disloqué[s] dans un échec dans la violence d’un échec de la civilisation »[3].

C’est d’autant plus important que la liberté des familles était d’emblée en tension avec l’objectif de sécurité qu’elles partageaient avec les soignants et les directeurs d’Ehpad. Au nom de la lutte contre les chaînes de contamination, les chaînes de l’imagination des familles exposées à leur attente déceptive, furent pourtant majoritairement brisées, empêchant tout travail interprétatif de s’interposer entre le réel et l’homme, qui s’y cogne : celui qu’on nomme pudiquement l’accompagnant et qui n’a pu rien -ou si peu- accompagné.

À domicile ou en EHPAD, alors que la laïcisation de la mort n’a jamais autant gagné toutes les strates de la société[4], les moments les plus importants qui font sens pour les personnes âgées, la visite des gens qu’elles aiment, ont été jusqu’à il y a encore peu de temps quasi impossibles[5] !

La « gestion administrative » des relations affectives des résidents d’Ehpad et de leurs proches eut un destin terrible au pic de l’épidémie : l’atonie affective artificielle érigée en doctrine, doublée de plexiglass et de silence gêné face à l’impuissance de ne proposer d’autre projet que d’attendre sagement que le virus veuille bien aller voir ailleurs.

Dans le pire des cas, ce furent l’alliance mortifère des syndromes de glissement pour les uns, de l’épuisement professionnel pour les autres, avec pour seul viatique, l’incertitude de vivre avec cet ennemi invisible, manque de tests aidant[6].

C’est un constat bien sombre dira-t-on et on aura raison : tous les Ehpad n’ont pas été des incubateurs de virus et nombre d’institutions ont su conserver, en leur sein chaleureux, une vie confinée qui ne rimait pas avec la mort « in fine ».

Mais quelle sidération face au Covid et ces « trous percés dans l’étoffe de la réalité » par ce petit virus qui aura su faire sa loi sur toute la planète !

Quelle menace dépressive non prise ne compte ! Le psychanalyste Pierre Charazac la décrit très bien : « Si tous les soignants n’ont pas la même capacité de fantasmer, il est en revanche une défense contre la dépression que la pandémie active actuellement chez tous : c’est l’investissement d’une série de protocoles et de gestes nouveaux du registre de l’auto contrôle qui viennent s’ajouter aux actes qui absorbaient déjà auparavant une bonne part de l’énergie des soignants. Loin de soulager leur angoisse, ils comportent au contraire une part de contrainte obsessionnelle privant le nursing de l’investissement libidinal dont il est habituellement l’objet. Avec les personnes démentes, les soignants réagissent à la perte de la communication non verbale par un véritable malaise leur faisant de temps en temps baisser le masque pour que le résident perçoive leur visage et leur sourire. »[7]

Laissons donc les soignants retrouver le goût de leur métier, ainsi que les aidants et revivre leurs mutuelles relations d’accompagnement bienfaisant des plus fragiles, source de gratitude et de compréhension intime d’une histoire qui ne prend pas une ride : celle de l’amour que les plus jeunes portent à leurs aînés, lorsqu’ils sont encore en mesure de s’appartenir, lorsqu’ils sont encore autorisés à partager leur espace de vie.

Aussi nous avons voulu donner la parole à l’un de nos contemporains, c’est-à-dire selon le philosophe Giorgo Agamben : « celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps »[8].

L’un de ceux qui auront refusé de faire de leurs parents des « semblables anonymes », n’acceptant pas cette logique de sanitarisation impersonnelle des liens affectifs, quasiment inévitable dans une société gagnée par la peur, par laquelle les pandémies s’attaquent à la confiance[9] entre les hommes.

Cette logique de la société du « mètre et demi » est à ce point sournoise qu’elle transforme le vertige en verdict : « Humer l’autre était un vertige, cela devient un verdict »[10].

Cette « dérive de l’humeur », chacun est bien obligé de l’installer dans sa vie, sans possibilité de se révolter, parce que « la distance exacte de notre relation s’est creusée par précaution et refroidie par prudence »[11].

Voici ce témoignage :

« Mot de Daniel MALLET, fils d’une résidente 97 ans à l’EPHAD Yves Blanchot de Dinan.

Bonjour à tous,

Enfin des libertés retrouvées :

Aujourd’hui, 2 juin nous retrouvons les terrasses et restaurants, que du bonheur que cette liberté retrouvée.

Vendredi, à la veille de la fête des mères, nous allons pouvoir revoir nos parents en EPHAD. Retrouver notre lien avec ceux que l’on aime. Encore une fois que du bonheur, que de la joie !

Des remerciements du cœur :

Merci, aux équipes de nos EPHAD pour s’être dévouées et avoir assuré dans ces périodes douloureuses.

Merci à l’association des directeurs d’EPHAD d’avoir tenu compte de la douleur des résidents et des familles.

Merci à toute l’équipe de l’EREB pour son soutien et pour avoir facilité le lien avec grandeur, sincérité et grande humanité.

Merci à nos parents d’avoir tenu le coup consciemment ou inconsciemment. Malgré votre âge vous avez su vous accrocher à la vie. Tout peut nous laisser penser que malgré le droit restreint de visite, vous avez ressenti « l’amour » de vos enfants et petits-enfants….

Suite à la consultation des familles dans notre EHPAD, les réponses ont bien mis en exergue le grand amour porté à nos proches. Les élus représentants des familles vous remercient chaleureusement de votre aide et soutien. Chaque petit mot a été pour nous d’une grande valeur humaine et nous y avons été très sensibles.

Merci à ceux qui se sont positionnés et qui ont eu le courage de s’adresser à la presse pour exprimer notre désarroi.

L’ARS et son costume

Merci à l’ARS d’avoir mis de la souplesse et du beau lien à la veille de la fête des mères.

Vous nous avez malmenés pendant cette difficile période laissant passer le message qu’aller à l’EPHAD, c’était amener la mort dans l’institution, tuer nos propres parents par le COVID -19. C’est un ressenti que je ne souhaite à personne.

En tant qu’institution ARS vous avez voulu surprotéger ; l’idée maitresse était « pas de COVID-19 dans l’institution ». Le chagrin des résidents et des familles n’était pas votre priorité. Certes, vous avez eu raison d’exiger des gestes barrières lors de nos visites aux familles et c’était aux visiteurs de les respecter. Vous avez été habillés d’un costume de méchants, redoutables, rigides, sans humanité.

Le silence voire l’indifférence des collectivités locales ou départementales ont été parfois insupportables.

Je suis intimement persuadé que vous auriez aussi pu être moteur de moyens   pour faciliter le lien des résidents avec leurs familles : installation de chapiteaux, moyens humains…

Vous auriez obligé certaines collectivités locales ou départements à se mobiliser sans se retrancher derrière le « parapluie de la responsabilité ». Vos préconisations ou décisions ont renforcé le grand silence et parfois même favorisé les refus de ces collectivités. On peut se poser la question si ce n’était pas plus facile et que vous aviez « bon dos » ?

Il reste maintenant à lutter contre le « syndrome de glissement » qui a pu affecter nos ainés. Un EPHAD se doit de fonctionner en tandem : personnel et familles dans l’intérêt du résident. Depuis le 13 mars, nous familles, sommes à leur disposition, souhaitons avoir la possibilité d’être consultés plutôt qu’oubliés.

Être locomotive de l’interdiction, c’est protecteur

Être locomotive de liberté n’est pas une contradiction ».

[1] Selon la DGS, au 2 juin 2020, le nombre de décès en établissements sociaux et médico-sociaux s’élève désormais à 10.350 (APM international).

[2] D. Graeber, Bureaucratie, LLL éd., 2015, p. 167.

[3] E. Hirsch, Médecine et éthique, Le devoir d’humanité, cerf, 1990, p. 269.

[4] C. Hazif-Thomas, Le silence des questions sur la mort des aînés liée au COVID-19, NPG (2020) 20, 125-7.

[5] Dans les Ehpad décimés par le coronavirus, « c’est un cauchemar collectif », par Béatrice Jérôme et Lorraine de Foucher, Le Monde du 2 avril 2020, « A Salbris, l’épidémie de Covid-19 a d’abord frappé l’encadrement. Contaminé, le directeur a dû confier les commandes de l’établissement d’une centaine de lits à sa remplaçante le 23 mars. Elle témoigne du « rouleau compresseur » auquel elle a dû faire face « en catastrophe ». La mort, fulgurante, s’était engouffrée dans les lieux avant son arrivée. Le 26 mars, trois personnes âgées sont parties en une seule nuit. « Les gens meurent seuls. C’est inhumain. Il n’y a plus d’humanité. L’épidémie nous condamne à nier l’humain », continue-t-elle, en pleurs. », https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/04/02/dans-les-ehpad-decimes-par-le-coronavirus-c-est-un-cauchemar-collectif_6035349_3224.html.

[6] Dès les premières semaines de la pandémie, la France a été très en deçà de la moyenne des pays de l’OCDE sur la quantité de tests administrés aux probables malades du Covid-19 et à leurs contacts, voir ici « Le ratage de la France sur les tests du Covid-19 », Podcasts Pandémie, publié le 1er Mai sur le site du Monde, https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2020/05/01/le-ratage-de-la-france-sur-les-tests-covid-19_6038386_5463015.html

[7] P-M. Charazac, Covid-19 et remaniement des défenses contre la dépression chez les soignants en Ehpad, NPG, 2020, sous presse.

[8] G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? Rivages poche, Petite Bibliothèque, Paris, 2008.

[9] J-M Pottier, Les pandémies s’attaquent à la confiance, Sciences Humaines, juin 2020, n°326 : p. 12.

[10] P. Bruckner, La société du mètre et demi, Le Point 2488, 30 avril 2020, p. 91-3.

[11] K. Daoud, Serrer la main à un numéro, Le Point 2492, 28 mai 2020, p. 114.