Billet éthique : Science sans bienséance n’est que ruine éthique, Cyril HAZIF-THOMAS

Comment traverser le vent de défiance envers la science ? Ce constat de méfiance fait l’objet d’une analyse par le quotidien belge De Standaard, pour qui l’histoire médiatique de la chloroquine n’a fait qu’illustrer les quelques 1500 articles scientifiques qui font l’objet chaque année d’une rétractation car pas assez solides, par négligence selon Ivan Oranski[1].

A première vue on devrait être fière que la France se soit positionnée comme la championne d’Europe de la recherche clinique sur le Covid-19, avec 407 essais cliniques en cours : « Mais, faute de patients, la plupart ont dû être arrêtés ou mis en sommeil. Le journal [La Croix] explique ainsi que la France « est même en troisième position à l’échelle mondiale, derrière la Chine (737) et les États-Unis (499). Cette place sur le podium international, la France la doit à la profusion d’essais qui ont été lancés en même temps. Depuis 2 mois, leur nombre a même doublé. Mais pour l’instant, la majeure partie de ces études ont donc été mises sur pause »[2].

L’expérience « scientifique » en période d’urgence sanitaire, au sens des exigences académiques actuelles dont la crise aura au moins révélé la relativité, a été marquée par une forte attente du public et à la fois par un exercice d’humilité, du côté de ce qu’a pu être écrit par le Conseil scientifique accompagnant le pays dans sa gouvernance sanitaire. Mais cet exercice n’a pas nécessairement été le principal atout des travaux récents, marqués eux-mêmes par de multiples interrogations relatives à cette nouvelle maladie source d’épidémie : virulence de l’agent pathogène, fréquence des porteurs sains, létalité exacte…et usage à avoir de l’hydroxychloroquine dans un contexte de « logique floue » peu avouée.

Denis Comet, président de l’Association des prestataires de services en recherche clinique et épidémiologique (Afcros), estime que : « Les comités d’éthique de recherche ont accordé des autorisations de lancement d’études cliniques en quelques heures pendant la crise, quand il faut plutôt entre trois et six mois d’habitude. C’était du jamais-vu, mais c’était lié à la situation d’urgence. Ça ne veut pas dire que le comité a accepté n’importe quoi…», étant persuadé qu’une grande partie de ces recherches sera contributive (ibid).

Et il est vrai que les comités d’éthique de recherche ont été un peu relégués à l’arrière des cellules éthiques de soutien mais aussi des débats d’experts s’invitant sur les « plateaux télé » durant la crise sanitaire et même encore à l’heure de ce qu’il est convenu « Le monde d’après ».

Certes la question soulevée par le Comité Consultatif National d’éthique (CCNE) de savoir s’il est ou non légitime de pouvoir renoncer aux méthodes codifiées de la recherche médicale et de l’évaluation thérapeutique, sous prétexte de l’urgence sanitaire (1), reste d’importance mais elle a semblé elle-même en partie dépassée quand les méthodes, tout aussi peu fiables, sont le fait de l’Evidence Based Medicine, comme l’a révélé l’histoire de l’étude du Lancet, ce que la revue Le Un nomme « la révélation des failles de la prestigieuse revue The Lancet » (2).

Rappelons que l’étude publiée le 22 mai par The Lancet concernant l’hydroxychloroquine dans la covid 19[3] a donc été retirée par la revue elle-même le jeudi 4 juin, dans un climat de scandale sur les données sources utilisées[4]. La quantité de données issues de 96000 patients, « dans 671 hôpitaux sur six continents » avait de quoi provoquer la perplexité des chercheurs quant à la fiabilité du recrutement de ces cas, leur hétérogénéité médicale et thérapeutique…

Au-delà de la fiabilité des données, cela n’est pas sans résonance avec la réflexion de Taleb, l’auteur du Cygne noir, pour qui un pavé comportant des tonnes de graphiques et de tableaux destinés à montrer quelque chose est quelque peu suspect, voire inquiétant : « Cela signifie qu’il y a un manque de discernement quelque part ! Mais aux yeux du grand public et des néophytes en matière de statistiques, ces tableaux apparaissent convaincants-un autre moyen de substituer le complexe au vrai » (3). Cette occultation du vrai par le complexe ne doit pas faire oublier la « boucle éthique de bienséance » que seul le renoncement à l’arrogance et la prise de conscience humble de nos erreurs peut générer : plus d’espace d’expression authentique et de libre entente rencontre alors plus d’espace éthique. Cela favorise en effet un important gain de santé, tant individuelle que publique : c’est une question de bienséance médicale qui « tend, comme la justice, à promouvoir et à maintenir la communauté humaine » (4).

« Être arrogant, c’est un travers de Sapiens. Contrairement à ce qui a été dit beaucoup de domaines des sciences humaines, de la philosophie, de l’anthropologie, les humains ne sont pas sortis de la nature. On disait que la sélection naturelle n’existait plus. Le Covid-19 nous rappelle qu’en définitive, nous ne sommes jamais sortis de l’évolution », avertit la paléontologue Pascal Picq (5).

Le défaut de probité[5] rime avec le manque de bienséance, mais à vrai dire, le risque d’instrumentalisation des résultats scientifiques n’est pas que du côté des chercheurs. Il l’est aussi du côté des politiques, avec un réel clivage :  les pays « pour » le traitement de la covid 19 par l’hydroxychloroquine et ceux « contre », sans qu’on puisse bien comprendre le rationnel d’une telle « danse macabre » des études scientifiques ou des positionnements stratégiques des Etats. Comme le dit Virginie Tournay : « Si elle est vantée par le Pr Raoult, l’infectiologue marseillais aux cheveux longs et au langage abrupt, autant dire que cette molécule fait régner la confusion des rationalités : dans ce populisme médical, on ne sait plus très bien si les paroles sont prononcées au nom de l’expertise clinique ou de la légitimité démocratique » (2).

Ce manque de bienséance devrait alerter chacun sur la question de la responsabilité tant individuelle que collective face à la crise sanitaire, d’abord pour ce qu’il en est de la conduite de la recherche médicale, notamment en situation d’urgence. Rappelons à cette occasion ce que disait le premier président du CCNE « …il n’y a pas de séparation entre l’activité de recherche et l’activité de soins, c’est intimement lié…il y a énormément de cas où c’est complètement mêlé et associé… » (6).

Deux logiques éthiques s’affrontent donc, l’éthique de responsabilité libre d’a priori dogmatique, engageante vis-à-vis du malade pour le médecin, et l’éthique de conviction, s’appuyant sur des principes dits supérieurs mais qui n’apparaissent pas de façon transparente dans le contexte actuel (7). Dans ce méta-dilemme éthique, il est donc urgent de revenir à cette idée hippocratique de εὐσχημοσύνη, de bienséance : « Les bienséances. Ensemble de règles correspondant à l’éthique d’une époque » énonce le CNTRL, quand Hippocrate recommandait dans son livre « De la bienséance » de s’attacher à viser la vérité: « La sagesse opposée, on la reconnaîtra à ces traits : point d’arrangement étudié, point d’affectation, un vêtement plein de bienséance et de simplicité, fait non pour le luxe, mais pour la bonne opinion, pour la gravité, pour un esprit qui se ramène en soi-même […]produisant, autant qu’il est possible, par des discours, tout ce qui a été démontré ; usant du bien-dire ; gracieux par disposition ; fortifiés par la bonne réputation qui en résulte ; tournant, dans ce qui est démontré, le regard vers la vérité. » (8).

Mais cela relève pour beaucoup de vœux pieux, « Et la boucle de l’absurde est bouclée quand les déclarations gouvernementales ou celles de l’Organisation mondiale de la santé sont directement inspirées de revues prestigieuses dont le contrôle qualité n’est plus assurée » (2). Quand on se rappelle que plus que la majorité des découvertes thérapeutiques est issue d’études observationnelles, il serait sans doute temps de revenir à une recherche plus qualitative et moins dépendante de l’oubli de l’éthique de la recherche médicale : bienséance et non-nuisance doivent absolument présider aux décisions scientifiques et politiques, notamment quand le monde fait face à des pandémies.

Cela est essentiel si on ne veut pas ajouter à la quarantaine des malades celle de l’inventivité scientifique : seules de réelles mises en discussion éthique des essais thérapeutiques peut aujourd’hui être bénéfique en termes de santé publique. Cela est indispensable si l’on veut lutter éthiquement contre la désorganisation de nos repères collectifs, avec un sens conservé des bons réflexes de socialité (distanciation physique, systématisation du port du masque dans les lieux publics clos, lavage des mains) dans notre vie contemporaine, qui n’est pas plus condamnée à un Droit en arrêt maladie (9) qu’à une « Science sans conscience » (10).

Références

  • CCNE, Enjeux éthiques lors du déconfinement : Responsabilité, solidarité et confiance, Réponse à la saisine du Conseil scientifique Covid-19 du 4 mai 2020.
  • Tournay, Science sans histoire n’est que ruine républicaine, Le Un du 1er juillet 2020.
  • Taleb, Jouer sa peau, Asymétries cachées dans la vie quotidienne, Les Belles Lettres, Paris, 2017 : p. 195.
  • Mame Sow diouf, Le médecin hippocratique, Aux sources de la médecine moderne, Etudes anciennes, Les Belles Lettres, 2017, p. 161.
  • Picq, « Nous ne sommes jamais sortis de l’évolution », Le grand entretien, Ouest France du 11-12 juillet 2020 : p. 6.
  • Jean Bernard. Cité par N. Lechopier, La distinction soin/recherche dans la genèse de la loi Huriet. Mémoire en vue de l’obtention du DEA de philosophie, sous la direction du Pr. Anne Fagot-Largeault. Collège de France. Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Paris, 2020.
  • Weber. Le savant et le politique. Paris. Plon. 1959.
  • Hippocrate, ΠΕΡΙ ΕΥΣΧΗΜΟΣΥΝΗΣ. DE LA BIENSÉANCE. ARGUMENT. 3. : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/Hippocrate/bienseance.htm
  • Garapon, Un moment d’exception, Esprit, 2020, 464 : 87-92.
  • Rabelais, Pantagruel (1542), éd. Gallimard, 1964, chap. VIII, « Comment Pantagruel, estant à Paris, receult letres de son père Gargantua, et la copie d’icelles », p. 13.

[1] M. Eckert, Vent de défiance envers la science, Courrier international du 9 au 15 juillet 2020, n°1549 : 36-7.

[2] « Des centaines d’essais cliniques contre le Covid-19 en France pour peu de résultats », La Croix du 10 juillet 2020, Revue de presse Mediscoop du 10-07-2020, https://www.mediscoop.net/

[3] www.thelancet.com published online may 22,2020 https://doi.org/10.1016/50140-6736(20)31180-6

[4] Voir un autre travail du New England Journal of Medicine publié le 1er mai 2020, qui déclarait que la prise de traitements antihypertenseurs n’avait pas d’influence sur la gravité du Covi-19.

[5]  « Le médecin doit, en toutes circonstances, respecter les principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l’exercice de la médecine » selon l’art. 3 du CDM (R. 412763 CSP).