Exercer un rôle de vigie et d’alerte sur les questions éthiques remontant du terrain, sans oublier la dynamique de santé mondiale

Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB

L’activité des ERER, dans son dialogue avec les professionnels de santé de chaque région de France, dans son investissement de la démocratie locale en santé, dans ses échanges avec les citoyens mais aussi les comités éthiques, les cellules éthiques de soutien…, ainsi que dans son partenariat avec le Comité Consultatif National d’Ethique, pourrait à première vue ne s’entendre que comme la déclinaison de leur mission d’exercice d’un rôle de vigie et d’alerte sur les questions éthiques remontant du terrain. Ainsi en est-il allé des alertes durant la crise sanitaire sur le décret du 1er avril 2020 touchant aux conditions de deuil et de traitement des corps lors de la première vague, réglementées alors par le décret du 1er avril 2020[1], faisant réagir nombre d’ERER, poussant la CNERER à transmettre à nos tutelles le sentiment d’indignation face à ce qui avalisait une conduite interdisant les ultimes soins de reconnaissance de la dignité de nos frères en humanité. Le gouvernement sera conduit à traiter par la suite les défunts avec plus de décence. Depuis la justice administrative a pu confirmer valider l’atteinte disproportionné portée par ce décret inique au droit à une vie privée et familiale normale[2]. Les proches de personnes décédées sont enfin autorisés de pouvoir les revoir avant la mise en bière.

Cette « indisponibilité monstrueuse » générée par l’attaque virale a suscité aussi des alertes quant à la souffrance des soignants[3], pas nécessairement pour ceux en réanimation et en première ligne, sans doute totalement pris par leur lutte contre la maladie, mais bien de tout le contingent de ceux, la majorité, qui « continuaient de subir la pression des managers, des cadres et des chefs, décuplée par le régime d’exception. Il devint ainsi « légal » d’empêcher un malade du cancer en fin de vie de voir une dernière fois ses amis, d’isoler des patients en dépression ou des vieillards en Ehpad de tout contact humain, de refuser à un mourant d’embrasser ses proches avant le trépas, d’obliger une parturiante à traverser les douleurs de l’accouchement en s’étouffant avec son masque, de renvoyer les enfants battus chez les parents maltraitants. Pour beaucoup de soignants, ce fut une nouvelle occasion de « résilience » et « d’agilité ». Mais pour beaucoup d’autres, ce fut la trahison de trop, celle qui déclencha une vague sans précédent de dépressions et de démissions, désarmant un peu plus le système de sanitaire pour la prochaine vague »[4]. Cette analyse de Barbara Stiegler se confirmera-telle au vu des retours de la recherche-action actuellement menée par la CNERER[5] avec l’aide de la DGOS (Projet PANTERE[6]), à partir des « poussières d’expériences » ramassées par les cellules éthiques de soutien des différents ERER[7] et avec l’aide des équipes de recherche universitaire qui les accompagnent « sur le terrain » ? Quoiqu’il en soit, force est de constater pour le moment que l’attaque du lien humain est conjointe à l’attaque à la capacité de pensée, étouffée à la fois par la peur collective du virus et par le cloisonnement des plans de distribution du sens, ce qu’auparavant l’on croyait impossible,  vertu  de la prose du monde oblige[8]. Des médecins, pourtant soucieux de la santé publique s’interrogent « …envisagerait-on pendant plusieurs années la fermeture des musées, des cinémas, des restaurants, des cafés [..] enfin bref la censure de la moitié de la vie sociale, pendant que l’autre moitié le sera par le confinement ? »[9]

Ce faisant, face à ce « virus trop humain »[10] qui ravage tous les continents, on en viendrait presque à oublier que la circulation du virus se moque des frontières et des cordons sanitaires, passant outre la variabilité des injonctions étatiques et des préconisations des politiques, ou des avertissements des médecins. Le virus s’attaque en effet à la santé mondiale autant qu’à celle de territoires plus ciblés, la notion de cluster s’étant depuis « démocratisée ». Santé globale, santé mondiale, santé publique internationale…sont en revanche des concepts encore peu usités, auxquels le philosophe Fréderic Worms a donné une place de choix dans la dernière émission radiophonique « A Présent » tenue sur les ondes de France Culture, discutant pour l’occasion avec Jean-Paul Gaudillière et Stéphanie Tchiombiano. Une définition couramment citée de la santé mondiale est celle de Koplan et de ses collaborateurs, expliquant qu’il s’agit « d’un domaine d’étude, de recherche et de pratique qui priorise l’amélioration de l’état de santé et l’atteinte d’une équité en santé pour toutes les personnes dans le monde entier »[11]. Mieux, on peut la regarder comme soulignant la nécessaire « recherche et action transnationales de collaboration visant à favoriser la santé de tout le monde »[12]. En ce sens, tirer les leçons d’une crise sanitaire majeure en Asie est évidemment utile pour l’Europe et s’occuper des pays pauvres du Sud, d’une importance majeure pour les pays riches du Nord. Mais comme on le sait, « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. »[13]

Au pays de Descartes[14], Messieurs Gaudillière et Pierre-André Juven ainsi que Madame Izambert livrent une intéressante analyse de la crise sanitaire française passée au crible d’autres modèles de sécurité sanitaire, notamment ceux des pays asiatiques[15]. Ainsi ils observent que « La préparation » élaborée par les Etats d’Asie orientale et du Sud-Est après l’épidémie de SARS est différente, et a eu une importance décisive dans le cadrage de leur réponse à l’épidémie de Covid-19. Dans les années 2002-2004, elle a touché 8402 personnes et causé 774 décès, essentiellement en Chine continentale et à Hong Kong. Elle est à l’origine d’importants changements de politique sanitaire en Asie, alors que dans le reste du monde elle a été rapidement oubliée […] Les plans élaborés en Asie ont donc accordé une grande importance à quatre éléments qui allaient se révéler cruciaux dans la lutte contre le SARS-Cov-2 : la conjonction des pratiques de test, de traçage et d’isolement pour contenir les clusters ; l’usage généralisé des masques dans l’espace public, l’attention aux risques d’infection dans les lieux de soin et les institutions ; le recours aux quarantaines de masse. A l’inverse, les plans élaborés en Europe peu après le même épisode de SARS sont restés conformes au modèle de la grippe et de la « préparation », laissant de côté l’ensemble de cette palette de mesures sociales, jugées bonnes pour la médecine « des autres » (Gaudillière, ibid, p. 142-144) ». Le guide de préparation des plans blancs ne sera en effet révisé en France qu’en 2019, laissant seulement apparaître à cette date la nécessité d’anticiper le nombre d’équipements de protection individuelle pour les soignants. On sait ce qu’il en est advenu. A l’instar des masques, pour lesquels on apprend par le rapport sénatorial de décembre 2020, que « d’inquiétants défauts de communication ont laissé, jusqu’en janvier 2020 les ministres de la santé et la directrice générale de Santé Publique France dans l’ignorance totale de la pénurie de masques »[16]. En effet « Selon Mme Agnès Buzyn, lors de sa prise de fonction, le dossier ministre qui lui est remis par le DGS, Benoît Vallet, ne fait aucune mention de problème particulier sur les stocks stratégiques en général ni sur les masques en particulier, ce qui ne semble pas particulièrement surprenant : la disparition totale du stock de masques FFP2 étant considérée comme « normale » au regard de l’interprétation qui était faite de la doctrine de 2013. De façon générale, selon la ministre, Santé publique France n’a jamais soulevé la question des stocks stratégiques au cours des réunions hebdomadaires de sécurité sanitaire qui se sont déroulées de 2012 à 2020 […] Santé publique France a donc alerté la DGS, sans que cette dernière n’en informe le cabinet de la ministre »[17]. Pourquoi en effet informer la ministre de telles mesures sociales, puisqu’elles ne font pas partie de la doctrine de préparation face à une pandémie, notamment quant à l’usage des masques dans l’espace public ?

Le peu de cas des stocks de masques masque mal l’absence de prise en considération de la santé mondiale, le pays de Pasteur préférant investir dans les la recherche médicamenteuse et vaccinale, pour aboutir là encore à la situation aujourd’hui trop connue : « l’étrange défaite française dans la course au vaccin », comme le titre le Monde du dimanche 7 et lundi 8 février 2021. C’est que l’écosystème français de la recherche pharmaceutique s’est dégradé[18], sans compter que « La recherche pharmaceutique a migré vers les Etats-Unis »[19]. Les stratégies de financiarisation des grands groupes pharmaceutiques, la promotion des « blocksbusters » (molécules dont le chiffre d’affaires dépasse le milliards d’euros) au détriment de l’investissement de médicaments moins rentables, mettant par ailleurs en tension l’accès aux molécules regardées comme « secondaires », la part croissante de dividendes des actionnaires, dont l’importance dépasse proportionnellement celle des industries du luxe et pétrolières, mais aussi le déplacement des investissements dans des pays où les prix des médicaments sont les plus libres, rendent compte de la situation française actuelle, en gardant de plus à l’esprit que « ces stratégies se développent au moment où l’on observe de façon continue une rétractation des budgets de la recherche publique française (-28% entre 2011 et 2018), entraînant réduction des effectifs, déclassement salarial des chercheurs et irrégularité des investissements, tandis que la politique scientifique sur projets, trop bureaucratique, altère la liberté nécessaire à la recherche fondamentale pour qu’elle soit créative » (M. Le Roux, ibid).

En somme alors que la financiarisation de la recherche s’est mondialisée, la santé mondiale, elle, a marqué le pas, arrêtée sans doute à nos frontières par la guerre des Gaules…de sorte que, ainsi que souligné par le CCNE dans son important avis 135 : « La crise sanitaire Covid-19 au cours du printemps 2020 a confirmé la tension qui existe sur des médicaments essentiels dont les éléments de base sont produits notamment en Asie. Elle a souligné aussi que les industries pharmaceutiques, s’agissant de la production de médicaments non innovants ou de molécules déjà existantes, étaient peu réactives pour pallier le déficit d’approvisionnement. En revanche, l’obtention d’un vaccin a mobilisé une grande partie des industries pharmaceutiques, permettant d’envisager à court terme sa production à grande échelle à partir de techniques très innovantes (vaccins type mRNA). La crise sanitaire met en exergue avec acuité la question du « triage » en termes d’allocation des ressources, qu’il s’agisse d’un lit de réanimation ou de l’accès à un vaccin. Cette crise sanitaire, à l’échelle planétaire, a apporté aussi la démonstration d’une efficacité indiscutable de la recherche industrielle et, en même temps, de la fragilité de la notion de bien public mondial, notamment en ce qui concerne la question des vaccins : rapidité d’une mobilisation conjointe des États pour lever des fonds destinés à la recherche et au développement, mais incertitudes actuelles sur le prix unitaire du futur vaccin ; réflexe opportuniste d’une compagnie pharmaceutique quant à la définition du périmètre de son marché ; incertitude quant à l’obtention du vaccin pour les pays à faible revenu »[20].

C’est dans ce contexte de nécessité de définir de nouveaux modèles économiques que le psychiatre franco-brésilien a lancé un appel à ne pas respecter les délais des brevets des vaccins afin d’endiguer l’épidémie : « Le monopole et la pénurie des vaccins qu’il engendre sont injustes car ils créent de fait des hiérarchies entre les êtres humains. Ils séparent et distinguent les riches des pauvres, les jeunes des vieux, les soignants des éducateurs, les travailleurs des sans-droits, les nations puissantes des autres […] Ces vaccins sont un bien commun, ils ne peuvent appartenir à personne. Aucun droit, aucune crainte ne peut justifier cette exclusivité monnayée par quelques fabricants […] Le droit à la santé est universel, le devoir des gouvernants de soigner est une urgence non négociable »[21]. On se rend compte à travers cette « supplique » que lorsqu’on accepte, avec les « pensées barrières » le cloisonnement des pensées, on en perd l’accès à la vérité de l’humain : « C’est parce que, entre les pensées, se produit cette diffusion, cette osmose, c’est parce que le cloisonnement des pensées est impossible, c’est parce que la question de savoir à qui appartient une pensée est dépourvue de sens que nous habitons vraiment le même monde et qu’il y a pour nous une vérité »[22].

Combien de temps mettront les pays les plus riches à accepter de l’être un peu moins ? Pourront-ils entendre l’importance de considérer la santé dans sa dimension mondiale mais aussi populaire ? Et finalement à accepter de changer leur regard éthique sur la santé en acceptant que la question de savoir à qui appartient une pensée-un brevet- est dépourvue de sens en pareille situation mondiale ; ainsi qu’avancé par le Mouvement populaire pour la santé, qui est en grande partie mené par des dirigeants des pays du Sud, peut-être serait-il urgent de considérer que « La santé est une question d’ordre sociale, économique et politique, mais par-dessus tout un droit fondamental de la personne. L’inégalité, la pauvreté, l’exploitation, la violence et l’injustice sont à la base des problèmes de santé et des décès des personnes pauvres et marginalisées »[23].

[1] JORF, Décret no 2020-384 du 1er avril 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de COVID-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

[2] Conseil d’État du 22 déc. 2020, Décision N° 439804.

[3] C. Hazif-Thomas,  Billet éthique : Le blues de l’infirmière à l’heure de la deuxième vague de l’épidémie à Covid-19 , disponible sur le site de l’EREB : https://www.espace-ethique-bretagne.com/actualites/news_ereb/billet-ethique-le-blues-de-linfirmiere-a-lheure-de-la-deuxieme-vague-de-lepidemie-a-covid-19/

[4] B. Stiegler, De la démocratie en pandémie, Santé, recherche, éducation, Tracts Gallimard, Janvier 2021, n°23.

[5] Conférence Nationale des Espaces Ethiques Régionaux dont le but est de faciliter les liens entre les Espaces éthiques de chaque région et d’être l’interlocuteur auprès des pouvoirs publics et de l’Etat, notamment la DGS et la DGOS.

[6] Projet de recherche nationale piloté par les ERER qui étudiera l’impact de la crise sanitaire (dans le cadre de ce projet, la Bretagne se centrera sur la proportionnalité des décisions de gestion de crise)

[7] Espace de Réflexion Ethique Régionaux

[8] M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Gallimard, 1969, p. 133.

[9] J. Frenkiel, Covid, Il faut vacciner massivement et rapidement, Le Mag de l’INPH, 2021, n°20 : 11-3.

[10] J-L. Nancy, Un virus trop humain, Bayard, 2000.

[11] Koplan JP, Bond TC, Merson MH, Reddy KS, Rodriguez MH, Sewankambo NK, Wasserheit JN, Consortium of Universities for Global Health Executive Board. Lancet. 2009 Jun 6; 373(9679):1993-5.

[12] What is global health? Beaglehole R., Bonita R., Glob Health Action. 2010 Apr 6; 3 :10.3402/gha.v3i0.5142.

[13] R. Descartes, Discours de la méthode, Texte établi par Victor Cousin, Levrault, 1824, tome I (p. 121-132).

[14] A. Glucksman, Descartes c’est la France, essai, Paris, Flammarion, 1987, 296 pages.

[15] J.P. Gaudillière, C. Izambert et P.-A. Juven, Pandémo-politique, Réinventer la santé en commun, La Découverte, Paris, 2021.

[16] RAPPORT FAIT au nom de la commission d’enquête (1) pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies à la lumière de la crise sanitaire de la covid-19 et de sa gestion, Président M. Alain MILON, Rapporteurs Mme Catherine DEROCHE, M. Bernard JOMIER et Mme Sylvie VERMEILLET, remis à M. le Président du Sénat le 8 décembre 2020, consultable à l’adresse https://www.senat.fr/rap/r20-199-1/r20-199-11.pdf.

[17] RAPPORT FAIT au nom de la commission d’enquête (1) pour l’évaluation des politiques publiques face aux grandes pandémies…, déc. 2020 : p. 104.

[18] N. Coutinet, La recherche pharmaceutique a migré vers les Etats-Unis, Le Monde du 7 et 8 février 2021, p. 28.

[19] M. Le Roux, Un découplage entre investissements publics et privés, Le Monde du 7 et 8 février 2021, p. 28.

[20] CCNE, Avis 135, L’ACCÈS AUX INNOVATIONS THÉRAPEUTIQUES : ENJEUX ÉTHIQUES, p34 : accessible à l’adresse https://www.ccne-ethique.fr/sites/default/files/publications/avis_135_0.pdf.

[21] Carlos Parada, les vaccins contre le Covid-19 sont un bien commun, ils ne peuvent appartenir à personne, Le Monde du 4 février 2021, p. 26.

[22] Merleau-Ponty, ibid, p. 133.

[23] People’s Health Movement. La charte populaire pour la santé [Internet]. 2000. [cité le 20 janvier 2015] Disponible à : http://www.phmovement.org/sites/www.phmovement.org/files/phm-pch-french.pdf