Billet éthique – Nos représentations du risque

 

Nos représentations du risque

 

Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche est seulement de dire : « Ceci est arrivé »,  lorsqu’il sait que ceci, est, en effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple…

Camus La Peste

 

Avant la pandémie du COVID-19, une ambivalence caractérisait fondamentalement nos représentations du risque entre menace et audace. Le risque était à la fois le négatif toujours possible dans l’aléatoire de nos choix et de nos conduites, mais aussi le pari positif d’ouverture de nos existences à l’exaltant. Avec le confinement présent et la question de la contagion, nous sommes passés brutalement à la représentation du risque comme un « ennemi invisible » retrouvant peut-être sans le savoir l’étymologie même du terme il risco, le récif, l’écueil qui ne se voit pas mais qui sera pourtant cause du naufrage.

Derrière le basculement présent n’y a-t-il pas la méprise antérieure de notre intelligence technicienne qui se targue de calculer les risques pour mieux imposer sa maîtrise d’un environnement naturel au nom d’un progrès inéluctable. Pour le comprendre, il faut retrouver les analyses de Bergson au début du siècle dernier qui dénonçait la logique rétrospective de l’intelligence prétendant toujours placer le possible avant le réel suivant un schéma de fabrication où le projet précède la réalisation. Suivant cette conception « le possible n’est que le réel avec en plus un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit ». Le risque devient alors le simple aléa par rapport à ce que nous attendions, l’inattendu dans ce que nous avions pourtant parfaitement anticipé comme possible. Mais justement, comme le dira plus tard Lacan dans un de ses séminaires, mi-amusé mi-sérieux, « le réel est ce qui cloche » en l’occurrence ici ce qui déroute de fait notre intelligence et son rationalisme optimiste pour laisser place au sentiment primitif de la peur.

 

Il nous faut donc congédier les belles spéculations de notre intelligence pour adhérer au plus près à l’ordre du vivant comme confrontation incessante à la question du risque entre menace et audace. C’est ce que propose Georges Canguilhem dans la Connaissance de la vie en présentant le risque comme le moteur même de toute forme de vie : «…vivre pour l’animal et à plus forte raison pour l’homme, ce n’est pas seulement végéter et se conserver, c’est affronter des risques et en triompher ».

Loin de toute idée d’une maîtrise illusoire, le risque devient alors ce qu’il y a à intégrer dans nos différentes « allures de vie ». Le vivant n’est pas une déduction monotone d’un modèle de vie où l’on oublie les interactions incessantes entre les individus, les espèces et le milieu. Il n’y a pas une logique binaire du normal et du pathologique mais une normativité vitale sans cesse réactivée et rectifiée : une sollicitation permanente où le risque a pour corollaire la ressource vitale et où finalement l’organique doit faire découvrir la justesse d’une sollicitude dans l’appréhension de nos vies.

 

Ainsi pour aller de l’ordre du vivant à l’ordre même de nos existences, la représentation du risque devient un impératif de conduite qui se décline en trois moments du temps : une protection immédiate, une prévention à venir et une précaution future. C’est exactement ce que propose Hans Jonas dans Le principe responsabilité qu’il présentait comme « une éthique de la conservation ,de la préservation, de l’empêchement ».

Dans l’ordre même de la nature, il y a une irréversibilité qui exige notre responsabilité, il ne s’agit pas d’un enfermement frileux, d’un repli sur soi mais bien de la conscience d’une vulnérabilité partagée qui ouvre sur une éthique du risque, entendue comme une éthique de la vie.

Congédions donc la conception technicienne et technocratique du calcul de risques au profit d’une représentation du risque comme « certitude de l’incertitude », ce que souligne le principe de précaution en préambule de notre constitution et pourtant si souvent oublié.

 

En guise de conclusion provisoire et pour sourire un peu, relisons Astérix et les Normands où l’humour de Goscinny crée par antithèse la figure de Goudurix qui a une peur incontrôlée de la réalité du monde, ce qui fascine les Normands à la recherche de cette peur qui pourrait leur « donner des ailes ». Sans oublier bien sûr la figure d’Assurancetourix dont le chant assuré provoque cataclysme catastrophe chez les animaux et chez les humains et qu’il faut ordinairement bâillonner.

 

Dominique PIAN

Membre du Comité local d’éthique de Lorient

Membre de la cellule de soutien éthique COVID-19 de Vannes

10/4/2020