Billet éthique : Notre histoire face au Covid-19, nouveau lieu de l’éthique

« L’histoire, voilà le lieu de l’éthique, des habitudes et des normes reconnues par nous qui construisent cette histoire. Et si nous sommes inconscients de cela, l’inconscient « parlera » pour manifester cette déficience de la construction historique dont nous sommes responsables » écrit Marc-François Lacan (1), le frère du grand psychanalyste français, acteur majeur du retour à Freud. La vie ne tire pas son élan et son énergie des seuls processus biologiques, elle renvoie aussi à une énergie spirituelle (2), elle est un ensemble complexe liant la personne à de multiples autres dimensions, relationnelle, individuelle et groupale, religieuse avec ou sans dieu…

Les « gestes barrières » sont désormais au centre de toutes les attentions, autant que la course aux masques protecteurs, le recours aux « SHA » et l’attente de traitements actifs contre le virus, amenant un ancien ministre de la Santé, et d’autres personnalités éminentes à lancer un appel au Gouvernement pour que les médecins puissent délivrer aux patients sans précautions excessives ni entraves ajoutées le médicament promu par le Professeur Raoult, la chloroquine. Qui en effet ne rêve d’un médicament barrière permettant de construire un mur contre l’angoisse de mourir de cette terrible infection virale ?

Les gestes et les médicaments barrières doivent rester des gestes signifiants pour les soignants, les patients et les citoyens tandis que les médicaments doivent demeurer source d’amélioration clinique significative…

Ces barrières protectrices consistent évidemment à donner encore toute sa place au confinement conduisant à un rétrécissement voire parfois une interdiction de l’accès à l’espace public et à la dimension relationnelle qui concerne l’intimité des personnes. Il leur reste peut-être la possibilité de se consacrer à l’essentiel. La condition préalable en est l’existentiel (3). La capacité de dire « je suis » à un autre passe maintenant, quand cela est possible, par divers écrans, certes utiles au maintien du fil communicationnel[1], mais potentiellement confiscateurs d’une présence tangible. Là où le présentiel devrait être la règle pour les personnes vulnérables, cela devient l’exception. Cela emporte des risques psychopathologiques pour la vie mentale des plus fragiles, des personnes âgées par exemple lorsqu’elles sont confinées en EHPAD, mais pas seulement pour elles.

La situation est loin d’être stabilisée, si l’on en croit « le data journalist » du Financial Times, auteur d’un graphique actuellement au centre de toutes les attentions : « Les grandes capitales occidentales les plus touchées devraient se comparer à Wuhan plutôt qu’à Pékin ». Ou alors à la région italienne de Lombardie. C’est dire si le chemin est encore long… En effet, deux mois après avoir contenu l’épidémie, donc aplati sa courbe, la vie est loin d’être revenue à la normale à Wuhan. Dans deux mois, il pourrait encore y avoir des restrictions dans les zones les plus touchées de France. »[2]

Cette lutte contre cette maladie nouvelle qui assiège le pays de Pasteur et tant d’autres contrées ne doit pas être une seule construction politique d’ordre administratif. Le fossé culturel entre les milieux les plus aisés et les plus cultivés s’accentue (4) et la situation épidémique le creuse.

C’est une construction humaine, orientée par la pleine conscience des enjeux éthiques de cette crise sanitaire d’ampleur inédite, à accomplir dans tous les milieux de vie :

Milieu familial, avec l’appréhension empathique de la douloureuse expérience du confinement pour les plus vulnérables et les sujets isolés.

Milieu éducatif, avec la nécessité impérative de maintenir un accès aux connaissances scolaires des plus jeunes et des futurs bacheliers…

Milieu culturel, avec l’accès salutaire aux nourritures intellectuelles et sportives, aux médiations artistiques pour le plus grand nombre et avec la prise de conscience de notre interdépendance planétaire et des limites à poser à la mondialisation non maîtrisée.

Milieu professionnel, avec l’éprouvante bataille sanitaire à mener tant dans nos hôpitaux qu’au sein de nos villes et nos campagnes où les soignants hospitaliers et libéraux et autres spécialistes en soins premier payent parfois de leur propre santé mentale et physique la non prise en compte de leur souffrance éthique face aux choix douloureux qu’ils ont à faire au quotidien, sans compter les risques constants de tomber eux-mêmes malades de la pathologie qu’ils tentent de juguler au quotidien, ceci parfois sans équipements de protection individuelle.

C’est aussi une construction humaine à accomplir dans le milieu religieux : on apprend ainsi que « A l’occasion d’une réunion avec les représentants des principaux cultes, le Président de la République a souhaité donner suite à une proposition commune de ces derniers, visant à faciliter la mise en relation des patients qui en éprouvent le besoin avec une personne à même d’assurer un soutien spirituel. »[3]

De sorte que « Face à la propagation de l’épidémie de COVID-19, les malades, leurs proches, et tous ceux qui sont mobilisés pour lutter contre la maladie peuvent éprouver le besoin d’un soutien spirituel.

Les mesures prises pour lutter contre l’épidémie, qui limitent les regroupements et encadrent les déplacements, ne sont pas un obstacle à l’exercice par les ministres du culte de leurs responsabilités. Pour autant, pour faciliter la mise en relation de ceux qui le souhaitent avec un représentant des cultes », les téléphones des principales familles religieuses sont proposés afin d’orienter les demandes. De telles initiatives sont évidemment les bienvenues car « le rôle de l’Etat n’est pas d’assumer par lui-même cette construction, mais de favoriser celle-ci en veillant à l’accord entre les initiatives par l’exercice d’une justice visant la paix » (1)

Et d’abord la paix qui est due aux défunts et à leurs familles, ainsi que la paix à faire vivre dans les soins donnés aux malades en fin de vie. La dignité de l’être humain est au-delà de la vie et de la mort. Les marques de respect du corps du décédé et ce qu’il représente pour ceux qui l’ont aimé et qui doivent faire leur deuil, passent par une ritualisation signifiante de l’espace social, dont le contenu est le témoignage de la valeur que la société accorde à la personne humaine, indifféremment de toutes considérations sociales. Le corps du décédé mis en bière sans autres formes de cérémonie, sans présentation aux siens, est une souffrance supplémentaire qui leur est infligée.

Les cellules éthiques de soutien mises en place en Bretagne, comme un peu partout dans le pays, s’alarment des conséquences du décret du 1er avril, et du renforcement des règles par le Ministère de l’intérieur s’agissant de la non-présentation du corps et de la mise en bière immédiate des personnes décédées de Covid19. Souhaitons que la dynamique de la réflexion éthique produise une doctrine éthique (ERER, CCNE) mais aussi que la doctrine juridique l’accompagne afin d’infléchir ces orientations excessivement sécuritaires, qui, pour le philosophe Peter Sloterdijk, rendent compte « d’une sécurocratie déguisée en médicocratie » (5).

De nombreux médecins et professionnels de santé questionnent avec raison la cohérence du texte de nature à accroître la souffrance des familles : pourquoi en effet ajouter de la souffrance à la souffrance ? Il ne faut pas confondre surréagir et s’adapter à l’adversité. On ne peut accepter que le décret n°2020-384 du 1er avril 2020 avalise une conduite interdisant les ultimes soins de reconnaissance de la dignité de nos frères en humanité : « les défunts atteints ou probablement atteints du covid-19 au moment de leur décès font l’objet d’une mise en bière immédiate. La pratique de la toilette mortuaire est interdite pour ces défunts »[4].

On comprend bien l’interdiction des soins de conservation, déjà actée par la législation sanitaire (6) en raison du risque de contamination (ex. : peste, certaines tuberculoses, rage, maladie de Creutzfeld-Jakob, tout état septique grave…)

Mais qu’en est-il de l’extension à la toilette mortuaire ?

« Laver le corps d’un être humain qui vient de mourir : voici l’un des gestes les plus universels. Dans l’évolution rapide qui marque la ritualité funéraire des sociétés occidentales, la toilette a une place spécifique, car elle reste le plus souvent le dernier des gestes accomplis par les soignants » écrit avec justesse Jean-Marie Gueullette (7).

Rappelons-nous qu’une loi cristallise une orientation éthique dominante à une certaine époque (8), et un décret mal calibré peut peser lourd sur l’économie psychique de chacun et renvoyer à des événements antérieurs de souvenirs tristes voire traumatiques. Des précautions renforcées d’hygiène doivent aller de concert avec des exceptions d’humanité afin de tempérer les trop grandes restrictions apportées aux ultimes rencontres entre les résidents d’Ehpad, les malades hospitalisés et leurs parents, proches aidants, que seules des visites dûment autorisées doivent favoriser.

Les personnes âgées, celles en situations de handicap, et toute personne affaiblie par la maladie ou une situation d’enfermement n’est pas qu’un objet de soins ou de surveillance ; c’est d’abord une personne humaine qui a droit d’être respectée en tant que personne digne d’appartenance à notre commune humanité et pour laquelle la continuité des soins doit demeurer la règle.

Notre ministre des solidarités et de la santé a ainsi annoncé la « mobilisation et la réorientation des professionnels des 34 plateaux de consultations dédiés au handicap, type HandiConsult et Handisoins, en expertise et en appui pour les établissements confrontés à des cas suspects ou confirmés de Covid-19« [5]. Il avance la mise sur pied « d’équipes mobiles d’hygiène hospitalière pour de l’aide à la mise en place de mesures barrières, mais aussi pour des mesures d’hygiène et de nettoyage » (APMnews du 4 avril 2020, ibid). Tout cela est constructif et témoigne d’une volonté utile qui participera de notre histoire face au Covid-19. Mais l’hygiène promue ne doit pas être que physique, elle doit être holistique, incluant relationnel, dimensions mentales et spirituelles. On doit ce même respect au malade qui vient de décéder et dont il convient de pouvoir faire une toilette funéraire digne de ce nom. La toilette funéraire, les pratiques cultuelles, les rites religieux, les mises en adieu à nos morts rendent compte d’un invariant anthropologique indépassable : « Les humains étant les êtres sociaux qu’ils sont, la naissance et la mort ne sont jamais de purs événements biologiques » (9).

L’éthique, c’est aussi le respect de cette limite-là, qui dit quelque chose de précieux, d’intime, qu’on croit au Ciel ou qu’on n’y croit pas, c’est-à-dire quelque chose de l’homme réel. « La médecine et les techniques scientifiques sont au service de l’homme et de la femme réel, de ce couple, hors duquel il n’y a que stérilité. Stérilité, car fermeture sur un moi qui est un univers clos, donc mort. » (1)

Pourquoi ajouter de la mort psychique à la mort physique ? La toilette mortuaire participe de la « toilette institutionnelle » et on aurait beaucoup à perdre psychiquement d’oublier que « La toilette mortuaire est un geste qui cherche à retenir le mort chez les vivants… » (7) A ne pas le comprendre, rien n’empêchera en effet de voir revenir dans le Réel « le fantôme de l’ordre retrouvé » (5) !

A contrario la médecine et les techniques scientifiques doivent rester au service de l’homme et de la femme réel, et ne surtout pas « négliger la protection des groupes à risque augmenté » (5), dont les personnes âgées, particulièrement celles confinées en Ehpad privées des indispensables nourritures affectives que sont les visites des enfants, des petits-enfants, des amis et bénévoles…

Car l’enjeu éthique est celui du cœur de la communication humaine et la poursuite raisonnée et raisonnable de la démarche de soins de qualité : celle « qui rend possible une recherche commune d’un autre qui n’est pas un objet et qui peut nous transformer » (1). Restons vivants dans notre réflexion éthique, et n’entrons pas dans une logique de « mise en bière administrative » d’un problème humain, absolument humain. Maintenons une tension vivante entre le principe d’humanité et les exigences de santé publique qui ne peuvent prétendre tout régenter.

 

Références

1-M. F. Lacan, Dieu n’est pas un assureur, Préface de Jacques sédat, Albien Michel, Paris. 2010, 219p., spécialement les pages 102-4 (L’éthique).

2- H. Bergson, L’énergie spirituelle, Puf, 1ère édition 1919, Quadrige, 2005.

3-JP Sartre, L’existentialisme est un humanisme, 1945 ; https://www.eudes-semeria.fr/api_website_feature/files/download/2557/Sartre-Existentialisme.pdf

4- E. Todd. Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, Paris, Le Seuil, coll. « Sciences humaines ». 2017. Réédition en poche en septembre 2018, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais ».

5- P. Sloterdijk : « Le fantôme de l’ordre retrouvé resurgit », Le Point 2482, 9 mars 2020 : 34-5.

6- A. Dionisi-Peyrusse, Actualités de la bioéthique, AJ Famille 2017 p.435.

7- J.-M. Gueullette, La toilette funéraire. Dernier des soins, premier des rites, Études 2008/11 (t. 409) : 463-72

8-M.G. Pinsart, La bioéthique, Le Cavalier Bleu, Paris, 2009 (p.95), 127 p.

9-D. Graeber, Bureaucratie, « Il faut mille fois plus de paperasse pour entretenir une économie de marché libre que la monarchie absolue de Louis XIV », éd. LLL, 2015 (p. 62), 295 p.

[1] « Afin de préserver les principes d’humanité dont doivent bénéficier les personnes âgées, des initiatives prévues à cet effet peuvent permettre de maintenir des liens quotidiens entre les personnes âgées et leur entourage (téléphone, Skype…). Les effets du confinement collectif sont autant que possible compensés par des alternatives mises en œuvre avec toute la bienveillance et l’humanité nécessaires à ce type de situation. », Note du Conseil scientifique 30 mars 2020 Les EHPAD Une réponse urgente, efficace et humaine, https://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/avis_conseil_scientifique_30_mars_2020-_note_ehpad_cs_30_mars_2020.pdf

[2] Coronavirus : « Il faut comparer Paris à Wuhan plutôt qu’à Pékin » ENTRETIEN. On lui doit le graphique le plus complet et le plus édifiant sur l’épidémie de Covid-19. Le « data journalist » du « Financial Times » décrypte ses courbes. Propos recueillis par Julien Peyron Publié le 04/04/2020 à 15:00 | Le Point.fr.

[3] MARS N°2020_26, MINISTERE DES SOLIDARITES ET DE LA SANTE DIRECTION GENERALE DE LA SANTE CENTRE DE CRISE SANITAIRE, RELATIONS AVEC LES REPRESENTANTS DU CULTE

[4] Décret n° 2020-384 du 1er avril 2020 complétant le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid-19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, JORF n°0080 du 2 avril 2020, texte n° 9.

[5] PARIS, 4 avril 2020 (APMnews) : Covid-19: Olivier Véran annonce des mesures pour la continuité des soins des personnes handicapées, consultable sur https://www.apmnews.com/.