Billet éthique : Les « Lumières » entre éthique et droit

Les « Lumières » entre éthique et droit

Cyril Hazif-Thomas, Directeur Espace de réflexion éthique de Bretagne

Dissertant sur les pratiques biomédicales, et les « nombreux bouleversements qu’a connu le domaine de la santé depuis l’après seconde guerre mondiale », Me Valérie Depadt, Maître de conférences, Université Paris 13, Sciences Po Paris et Conseillère de l’Espace de réflexion éthique de la région Île-de-France développe une intéressante réflexion sur les rapports entre éthique et droit ainsi qu’entre bioéthique et biodroit (1). Admettant que la bioéthique est un sujet juridiquement sensible, elle affirme toutefois avec vigueur : « Les débats qui ont précédé cette loi et chacune de ses révisions ont investi la scène publique, l’intérêt du grand public démontrant – si besoin était – que l’encadrement de la biomédecine a trait à des questions qui dépassent le strict cadre médical. Parce que cette nécessité est apparue au cours de la réflexion bioéthique, on parle aujourd’hui du droit de la bioéthique. Or ce dernier n’existe pas. Le droit ne définit pas l’éthique, il définit la loi. » Cette position provocatrice interroge au moment de l’actuelle procédure de révision législative qui vient de produire le Projet de loi relatif à la bioéthique, adopté en 1ère lecture par l’Assemblée nationale le 15 octobre 2019.

Nous accorderons à l’auteure qu’aucune règle ne dispense de la recherche du juste, ce qui, en matière de bioéthique, domaine touchant à ce point à l’intime, est indispensable. Pour autant c’est d’abord le législateur qui, au nom du Peuple français, définit, avec l’aide du droit mais aussi d’une certaine conception de l’intérêt général et le souci de préparer l’avenir, de ce qui est juste pour l’ensemble du corps social, la loi. Et c’est d’abord l’être humain qui emporte avec lui l’idée du droit, l’aspiration au droit.

De sorte qu’affirmer que le droit de la bioéthique n’existe pas risque de faire oublier qu’il existe un modèle juridique français de la bioéthique, en partie consacré par l’adoption à Oviedo le 4 avril 1997 de la Convention européenne sur les droits de l’homme et la biomédecine, instrument international contraignant pour les 29 Etats, dont la France, qui l’ont ratifiée. Cette convention contribue « à faire exister un droit uniforme de la bioéthique, transcendant les frontières des Etats dont l’objectif est de réduire, autant que possible, le développement de mécanismes de law shopping. Ces pratiques, qui consistent pour certains Français à se procurer dans un autre système juridique une prestation interdite en France, placent le droit français en concurrence avec d’autres Etats qui, moins attentifs aux considérations éthiques, autorisent sur leur sol des pratiques réprouvées et prohibées à l’intérieur de nos frontières » (2).

Ce droit à la fois évolutif et résultant d’une co-production normative est aujourd’hui mis à rude épreuve avec la question de la gestation pour autrui (GPA). C’est d’ailleurs le thème d’un opuscule fort riche d’idées quant à l’homme moderne à venir, écrit par Sylviane Agacinski, intitulé « L’homme désincarné, Du corps charnel au corps fabriqué » aux éditions Tracts Gallimard (n°7, 2019). L’auteur y fustige le « baby business » (3). Elle rappelle qu’en matière de GPA, « la France a longtemps soutenu le bienfondé de ses lois grâce à la lucidité de la Cour de cassation. La GPA, disait la Cour, constitue un détournement de l’adoption et s’apparente à une vente d’enfants. La filiation de l’enfant est évidemment faussée et « corrompue », du seul fait que le couple commanditaire a eu recours à une mère porteuse. La transcription de l’acte établi dans ces conditions était donc impossible »  (3 ; p. 20) Mais elle remarque que depuis l’arrêt de la CEDH dit Menneson, de 2014, « les juges de la Cour de cassation ont fini par s’incliner devant le fait accompli et ont cédé sur presque tout » (3 ; p. 21).  Cet arrêt indiquait en effet que le droit à la vie privée de l’enfant avait été méconnu, en ce qu’il comprend un « droit à l’identité », lequel implique le droit de voir retranscrit sur l’état civil français son lien de filiation à l’égard de celui-ci avec lequel il a un « lien biologique » (le père), quand bien même le droit national interdit la convention de GPA, ce qu’il est par ailleurs légitime à faire (Affaire Mennesson c. France, Req. n°65192/11, CEDH, 26/06/2014).

Me Agacinski affirme incidemment que « Tout est justifié au nom des intérêts individuels » et des « demandes sociétales » et déplore que « l’éthique a disparu du Comité d’éthique » (3 ; p. 17-8). On perçoit ici que la critique –radicale- est symptomatique d’une évolution sociétale qui dérange, mieux, qui interroge quant au maintien d’une certaine forme de fraternité, celle issue de la charité du droit, telle que définie par le Pr Mémeteau[1]. Mais aussi celle issue d’une perte de vue de tout humanisme vital, faisant oublier la fraternité comme lien vital et politique (4). Fréderic Worms, réfléchissant à la question éthique par excellence : « Suis-je le gardien de mon frère ? », écrit que « L’humanité l’a toujours su […] et dans toutes les cultures, que les relations les plus vitales pouvaient faire l’objet d’une violation, ces actes qui ne sont pas un degré « supplémentaire » d’une supposée violence en général, mais le principe et l’origine de la prise de conscience des violences, entre les humains » (4).

Face à ce qui apparaît comme une perte identitaire fondamentale –ou un fratricide fondateur (4)- n’est-il pas indispensable de reconnaître que l’étude rigoureuse de la dialectique entre intérêt particuliers et intérêt général est une source d’éthique nécessaire à la fabrication de la loi ? En effet « L’éthique est avant tout nécessaire au législateur, comme le soulignait Aristote, car les individus ont tendance à suivre leurs intérêts particuliers, alors que les lois leur imposent le respect de la justice » (3 ; p. 18)

La France est heurtée par cette avancée souterraine de la reconnaissance juridique de la GPA. Ce d’autant plus que son « pacte sociétal » est bouleversé par les nouvelles demandes adressées à la médecine, mettant à l’épreuve nos textes matriciels, et pas seulement le Code civil. Le droit de la filiation, notamment, va connaître de considérables transformations avec la nouvelle loi de bioéthique[2]. La perspective de la GPA vient encore bousculer ce qui semblait faire le fonds du projet du Code Napoléon, soit d’unir les français par un droit fondé sur « les Lumières, la propriété et le commerce » (5).

L’invitation du néolibéralisme n’est-elle pas d’abandonner cette trilogie pour ne conserver que la propriété et le commerce, chassant les « Lumières » du jour à venir ?

Bibliographie

  1. Le droit ne définit pas l’éthique, il définit la loi. , http://www.espace-ethique.org/ressources/article/le-droit-ne-definit-pas-lethique-il-definit-la-loi
  2. J-R. Binet, Droit de la bioéthique, LGDJ, Coll. Manuels, 2017.
  3. S. Agacinski, L’homme désincarné, Du corps charnel au corps fabriqué », éd. Tracts Gallimard (n°7, 2019).
  4. F. Worms, Pour un humanisme vital, Ed. O. Jacob, Paris, 2019, p. 96.
  5. Rainer Maria Kiesow, L’unité du droit, és. EHESS, 2014, p. 46.

[1] La fraternité est aussi entre les mains de ceux et de celles qui appliquent quotidiennement, en juristes, une autre forme de charité : la charité du droit », G. Mémeteau, cité par I. Billy, N. Brial, L. Gatti, Coordinations, coopérations et tensions en protection juridique des majeurs, RGDM, sept 2019, n°72 : 175-86.

[2] Article 1er du TEXTE ADOPTÉ n° 343, dit « Petite loi », PROJET DE LOI relatif à la bioéthique, ADOPTÉ PAR L’ASSEMBLÉE NATIONALE EN PREMIÈRE LECTURE. SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020, 15 octobre 2019.

  1. – Le chapitre Ierdu titre IV du livre Ier de la deuxième partie du code de la santé publique est ainsi modifié :

1° Les articles L. 2141-2 et L. 2141-3 sont ainsi rédigés :

« Art. L. 2141-2. – L’assistance médicale à la procréation est destinée à répondre à un projet parental. Tout couple formé d’un homme et d’une femme ou de deux femmes ou toute femme non mariée ont accès à l’assistance médicale à la procréation après les entretiens particuliers des demandeurs avec les membres de l’équipe médicale clinicobiologique pluridisciplinaire effectués selon les modalités prévues à l’article L. 2141-10.

« Cet accès ne peut faire l’objet d’aucune différence de traitement, notamment au regard du statut matrimonial ou de l’orientation sexuelle des demandeurs.