Libre exercice du culte, éthique de l’action publique et risque de contamination liée à l’épidémie de covid-19

Cyril Hazif-Thomas, Directeur de l’EREB

Dans plusieurs pays, des rassemblements importants de fidèles sur des lieux de culte ont été suspectés de favoriser le développement de la pandémie à Covid-19. La conciliation de la liberté du culte avec l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé est ici mise en perspective avec la réalité de la circulation du virus Covid-19. Dans cette décision du Conseil d’Etat[1], le juge des référés prend soin d’analyser avec précision cette question évidemment sanitaire mais aussi éminemment « républicaine » puisque, faut-il le rappeler, la liberté de conscience a pu être rangée parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République.

Notons d’emblée qu’il a été reconnu depuis un certain temps par la jurisprudence que la liberté de culte « présente le caractère d’une liberté fondamentale » au sens de l’article L.521-2 du Code de justice administrative relatif à la procédure du référé liberté. Laissant de côté la liberté de religion aux contours malaisés et incertains, le juge administratif lui a précédemment préféré l’utilisation de la liberté de culte « parce qu’elle suppose des actes, des agissements et des comportements précis »[2].

La règle générale, au vu du principe de laïcité, est donc l’abstention de l’Etat. Mais pareille attitude étatique était-elle envisageable dans le contexte pandémique actuel, alors que la situation sanitaire tarde à s’améliorer ? L’orientation jurisprudentielle était donc attendue d’autant plus que lors de sa précédente ordonnance, le Conseil d’Etat avait refusé de suspendre les restrictions à la liberté de culte au nom de la sécurité sanitaire[3].

On se rappelle que les dispositions du I de l’article 47 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020 ont, temporairement, mais drastiquement, réduit leur accès, le cadre réglementaire ayant interdit tout rassemblement ou réunion en leur sein[4] en prenant « les mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu ». Or le décret n° 2020-1454 du 27 novembre 2020 pris sur le fondement de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, faisant suite à l’assouplissement de la situation sanitaire, n’avait pas vraiment convaincu quant à sa cohérence en ce qu’il limitait à trente personnes la tenue des cérémonies religieuses dans les lieux de culte, quelle que soit la taille des édifices susceptibles de les abriter[5].

Il est évident qu’en pareil contexte épidémique lié à la Covid-19, alors que la France comptabilise plus de 50000 décès, « la nécessité de réglementer, en application de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, dans un objectif de santé publique, les conditions d’accès et de présence dans les établissements de culte est établie » ainsi que le relève le Conseil d’Etat. En tout état de cause, d’un point de vue épidémiologique, il est clair que « Les cérémonies religieuses exposent les participants à un risque de contamination qui est d’autant plus élevé qu’elles ont lieu dans un espace clos, de taille restreinte, pendant une durée importante, avec un grand nombre de personnes, qu’elles s’accompagnent de prières récitées à haute voix ou de chants, de gestes rituels impliquant des contacts, de déplacements, ou encore d’échanges entre les participants, y compris en marge des cérémonies elles-mêmes et, enfin, que les règles de sécurité appliquées sont insuffisantes », ce qui imposait au juge administratif de poser un regard acéré sur le droit de participer collectivement à des cérémonies, non sans vérifier la possibilité « d’erreur manifeste d’appréciation eu égard à la diversité des lieux de culte et à leur superficie. »

C’est donc dans un contexte singulièrement tendu et marqué par un constat alarmiste sur l’état de la protection des libertés fondamentales en France[6] qu’est intervenue l’ordonnance de référé. Un certain nombre d’instances religieuses soutenaient en effet que « la mesure contestée n’est pas adaptée, dès lors qu’il n’est pas démontré que les églises constituent des « clusters », que très peu de pays ont adopté une telle mesure et que la Cour suprême américaine a annulé une mesure similaire dans un arrêt du 25 novembre. La mesure contestée était de plus regardée comme discriminatoire envers les lieux de culte « dès lors que, dans les commerces, seule une surface 8 m2 par client leur est réservée ».

Outre qu’elle s’inscrit dans la lignée de l’ordonnance de référé du 18 mai 2020[7], par laquelle le Conseil d’Etat avait déjà ordonné au Gouvernement de lever l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte et d’édicter des mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires et appropriées au début du déconfinement printanier, cette décision apporte donc un certain soulagement, tant des inquiétudes avaient pu s’exprimer tant d’un point de vue social que politique.

En effet le juge du référé-liberté du Conseil d’Etat estime que la limite de trente personnes pour les rassemblements dans les lieux de culte constitue bien une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de culte. Pour le juge des référés du Conseil d’Etat, la jauge de trente personnes pour les rassemblements dans les lieux de culte présente « un caractère disproportionné au regard de l’objectif de préservation de santé publique et constitue ainsi, eu égard au caractère essentiel de la composante de la liberté de culte, une atteinte grave et manifestement illégale à cette dernière ». Caractère essentiel rappelé d’ailleurs par le droit européen au titre de l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

De sorte « qu’il ne résulte pas de l’instruction que l’interdiction absolue et générale de toute cérémonie religieuse de plus de trente personnes, alors qu’aucune autre activité autorisée n’est soumise à une telle limitation fixée indépendamment de la superficie des locaux en cause, serait justifiée par les risques qui sont propres à ces cérémonies et qui ont déjà conduit à l’obligation de port d’un masque de protection pour toute personne de plus de onze ans, […] à la seule exception des moments précis où l’accomplissement d’un rite le nécessite ». Est ici souligné que la comparaison avec d’autres lieux clos tels que les théâtres ou cinéma, n’est pas justifiée : « les activités qui sont exercées [dans les lieux de culte] ne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes. »

Afin de procéder à la conciliation entre liberté de culte et protection de la santé publique, la plus haute instance administrative commence par rappeler que la liberté de conscience est une des conquêtes de la Révolution ; ainsi est-il ici renvoyé à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et à son article 10 selon lequel « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »

La loi du 9 décembre 1905 proclame de plus en son article 1er que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ».  Qu’en est-il de l’intérêt de l’ordre public sanitaire ici en jeu ? Le considérant 11 de cet arrêt mérite d’être cité afin de bien comprendre la portée de pareille décision qui intègre nommément la mise en tension persistante du système de santé : « La liberté du culte présente le caractère d’une liberté fondamentale. Telle qu’elle est régie par la loi, cette liberté ne se limite pas au droit de tout individu d’exprimer les convictions religieuses de son choix dans le respect de l’ordre public. Elle comporte également, parmi ses composantes essentielles, le droit de participer collectivement, sous la même réserve, à des cérémonies, en particulier dans les lieux de culte. La liberté du culte doit, cependant, être conciliée avec l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé. »

Pour ce faire en dehors des exigences propres au respect de la distanciation sociale et de l’application rigoureuse des protocoles sanitaires en vigueur, le Conseil d’Etat pointe le manque de discernement des autorités quant à l’ordre public national puisque selon le considérant 19, celui-ci diffère de l’ordre public d’autres pays européens : «…si, durant la phase actuelle de l’allègement du confinement, les rassemblements et réunions sont interdits, ainsi que le relève le ministre de l’intérieur, au-delà de six personnes, sauf exceptions, sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public, et si certains établissements recevant du public autres que les lieux de culte restent fermés, les activités qui y sont exercées ne sont pas de même nature et les libertés fondamentales qui sont en jeu ne sont pas les mêmes. Le ministre ne peut, en outre, utilement se prévaloir de ce que les cérémonies religieuses seraient interdites ou soumises à une limitation en valeur absolue du nombre de participants dans plusieurs pays européens. »

L’interdiction générale et absolue d’accueillir plus de 30 personnes dans les édifices religieux présente donc, « en l’état de l’instruction et alors même qu’elle serait susceptible d’être modifiée à partir du 15 décembre prochain, un caractère disproportionné au regard de l’objectif de préservation de la santé publique et constitue ainsi, eu égard au caractère essentiel de la composante en cause de la liberté de culte, une atteinte grave et manifestement illégale à cette dernière. »

Il est donc logiquement « enjoint au Premier ministre de modifier, dans un délai de trois jours à compter de la notification de la présente ordonnance, en application de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique, les dispositions du I de l’article 47 du décret n° 2020-1310 du 29 octobre 2020, en prenant les mesures strictement proportionnées d’encadrement des rassemblements et réunions dans les établissements de culte. » Après une concertation entre le gouvernement et les représentants des cultes, un décret n° 2020-1505 du 2 décembre a remplacé le plafond de trente personnes par deux règles : une distance minimale de deux emplacements est laissée entre ceux occupés par chaque personne ou groupe de personnes partageant le même domicile et une rangée sur deux est laissée inoccupée.

L’enjeu pratique de cette bataille judiciaire était de surcroît de pouvoir appliquer une jauge de 30 % de la capacité globale d’accueil du lieu de culte concerné, dans les respects des mesures sanitaires. Cette décision devrait donc apporter un répit éthique à la frange croyante de notre pays mais aussi à tous les citoyens attachés à la fraternité tant la liberté de culte prolonge la liberté de conscience et forme une composante de la liberté religieuse[8]. Dans un communiqué, la Conférence des évêques de France estime que « le droit a ainsi été rétabli et la raison reconnue. Elle forme cependant le vœu que le recours judiciaire reste l’exception dans le dialogue avec les autorités de notre pays »[9].

Rappelons que le « principe de proportionnalité » trace une frontière exacte entre les actions dommageables et pour cela « mauvaises en elles-mêmes » et les actions qui, bien que dommageables en un certain sens, ne sont pas de fait mauvaises[10] : en ce sens cette décision administrative démontre une fois de plus l’intérêt du référé pour la protection des libertés et l’importance d’une éthique de l’action publique à partir du principe de proportionnalité.

[1] CE, ord., 29 nov. 2020, Assoc. Civitas, n° 446930.

[2] G. Guglielmi et G. Koubi, « Service public et autorisation d’absence pour prière », AJDA 2004, p. 822.

[3] CE 7 nov. 2020, n° 445825, Civitas (Assoc.), Dalloz actualité, 10 nov. 2020, obs. E. Maupin ; AJDA 2020. 2180 ; JA 2020, n° 629, p. 13, obs. X. Delpech.

[4] I. – Les établissements de culte, relevant de la catégorie V, sont autorisés à rester ouverts. Tout rassemblement ou réunion en leur sein est interdit à l’exception des cérémonies funéraires dans la limite de 30 personnes.

[5] Art. 47.-I.-Les établissements de culte, relevant de la catégorie V, sont autorisés à rester ouverts. Tout rassemblement ou réunion en leur sein est interdit à l’exception des cérémonies religieuses dans la limite de 30 personnes.

[6] P. Wachsmann, Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 : une accoutumance aux régimes d’exception, https://www.leclubdesjuristes.com/blog-du-coronavirus/libres-propos/les-libertes-et-les-mesures-prises-pour-lutter-contre-la-propagation-du-covid-19-une-accoutumance-aux-regimes-dexception/

[7] CE 18 mai 2020, req. n°440366, 440380, 440410, 440531, 440550, 440562, 440563, 440590

[8] Thierry Rambaud, Crise sanitaire et liberté de culte, AJDA 2020 p.1733.

[9] Christophe Henning, Le Conseil d’État rejette la limitation de 30 personnes pour les célébrations religieuses, La Croix du 29/11/2020 : www. la-croix.com

[10] Peter Knauer, UNE ÉTHIQUE À PARTIR DU « PRINCIPE DE PROPORTIONNALITÉ », texte disponible sur l’Internet à l’adresse (http://www.peter-knauer.de).